À l’occasion de la parution du Fils du père chez Actes Sud, nous avons rencontré l’écrivain barcelonais Víctor del Árbol. Il nous reçoit avec son plus beau sourire et une sympathie qui n’appartient qu’aux gens du Sud. Au fil d’une conversation aussi captivante que détendue, il évoque la genèse de son nouveau roman, aborde des questions comme l’origine du mal ou de la violence et nous invite à une réflexion sur l’importance du passé dans nos vies.


Le protagoniste du roman, Diego Martín, est un professeur de littérature à l’université qui habite dans un quartier aisé de la ville de Barcelone et qui pourrait avoir une existence paisible et heureuse, mais en réalité, il est profondément marqué par un passé par la pauvreté et une violence extrême. Comment ce personnage est-il né ? 

Ce personnage est en quelque sorte le reflet de ma génération, ceux qui sont nés durant les dernières années du franquisme ou de la transition. C’est presque un alter ego. Je voulais parler de ces gens de mon âge qui ont réussi. Ceux qui ont pu prendre l’ascenseur social. Á partir de là, j’ai voulu creuser, explorer cette génération, ses origines familiales et sociales, ses racines et surtout sa mémoire, son rapport au passé.

J’ai toujours été intéressé par ceux qu’on appelle en Catalogne les nous vinguts ou charnegos, des gens qui pour la plupart ont renoncé à leurs origines pour être acceptés dans cette nouvelle Espagne, dans cette nouvelle société moderne.

Dans ce sens, Diego est un personnage paradoxal. De l’extérieur, on peut le voir comme un vainqueur, mais dans son for intérieur, c’est un individu profondément tourmenté. Je suis de l’avis que, sans mémoire, nous sommes comme des arbres avec des racines dans l’eau. Nous n’avons pas de socle. Finalement, ce qui nous définit, c’est le passé. On ne peut pas renoncer à son passé, même si on essaie de toutes ses forces.

Le fils du père commence par l’aveu d’un meurtre par Diego Martín. C’est un commencement très fort, qui annonce déjà la teneur des événements qui seront racontés par la suite dans le roman. Comment cette idée vous est-elle venue ?

C’est la marque de fabrique de la maison. Et c’est aussi une des caractéristiques du roman policier. Dans la plupart des polars, il y a toujours une enquête, la résolution de celle-ci et enfin le châtiment du coupable… Mais j’ai une autre vision de la chose. Pour moi, l’important, c’est l’origine, les racines d’un personnage. Je préfère donc donner au lecteur toute l’information dès le début de l’histoire. 

Dans Le fils du père, depuis le commencement, le protagoniste est l’assassin, le cas est donc résolu. Il ne reste plus qu’à savoir s’il va rentrer dans une prison ou dans un hôpital psychiatrique. Et puis, pendant les 400 pages qui suivent, je m’intéresse aux origines du malheur, aux origines de la violence et du crime.

Au niveau de l’écriture, pour moi, la violence n’est pas importante, elle est le symptôme d’une maladie, de cette maladie dont souffre la société. Cette façon de structurer le roman répond à une façon d’enlever de l’anxiété au lecteur et surtout de l’inviter à une réflexion sur les actes du protagoniste et le reste des personnages. 

« Je m’intéresse surtout à l’analyse du comportement humain à travers les personnages. »

Dans le roman, Dostoïevski et son œuvre Les frères Karamazov sont cités à plusieurs reprises. De quelle façon ce roman vous a-t-il influencé dans votre récit ?

Je suis un passionné de la littérature russe. Le fait que Diego Martín soit un professeur de littérature russe est tout sauf un hasard. Je profite de mes romans pour évoquer des histoires ou des livres que j’affectionne particulièrement. Je parle souvent de Dostoïevski, de Pasternak, de Camus… Ces sont mes référents littéraires.

Pour moi, Les frères Karamazov est peut-être le roman de Dostoïevski le plus brutal. Il m’a aidé à construire le chapitre dans lequel Diego entame une conversation avec Martin Pears et où l’on parle du parricide, même si en réalité, il parle de l’infanticide. Le roman de Dostoïevski est très lié à mon histoire. D’une certaine façon, Diego Martín tue métaphoriquement son père et pour le faire, il s’invente une histoire. Il y a un parallélisme assez évident entre Les frères Karamazov et Le fils du père. 

L’histoire prend place dans différents lieux et différentes temporalités. Comment avez-vous travaillé sur la structure du livre ?

C’est une structure qui donne du rythme au récit, mais qui peut aussi être très dangereuse. Il faut toujours tenir compte des deux prémisses. D’abord, ne pas perdre le lecteur, puis, réussir à l’intéresser à ces deux histoires différentes qui se chevauchent. 

En réalité, je pense d’abord l’histoire comme une ligne chronologique. Puis, je la déstructure mais en fournissant continuellement un contexte historique très précis au lecteur. D’ailleurs, dans le roman, les événements du passé sont toujours précédés par un chapitre au présent, ces chapitres au passé sont comme des sortes d’explications qui donnent du sens au présent. 

Avec ce procédé, le temps disparaît et tout fait partie de la même histoire. J’aime beaucoup cette façon de faire, elle permet d’aller directement aux origines, à la genèse du roman. Le passé et le présent se nourrissent mutuellement et au bout d’un certain temps, il n’y a plus de séparation possible.  

Vous avez choisi l’Estrémadure, une terre de contrastes, comme cadre d’une partie de l’intrigue. Pourquoi ce choix ?

Tout simplement car c’est dans cette région que se trouvent mes repaires émotionnels et spatiaux. L’Estrémadure est la région d’où vient ma famille et Barcelone, la ville où je suis né et ai grandi. Quant à la Russie, ça a beaucoup à voir avec mon goût prononcé pour la littérature russe et les grands espaces. J’affectionne ces paysages qui s’étendent à perte de vue tels que décrits dans les romans de Pasternak ou de Vassili Grossman. Il y a des situations avec ces plans lointains qui sont emplies de beauté et de poésie. 

J’ai toujours pensé que la nature était l’unique chose qui pouvait nous reconnecter à notre essence. Dans la nature, il n’y a ni bien ni mal, ni éthique ni morale, il y a juste le paysage. Et le paysage crée toujours un état d’âme. Je joue à recréer ces états d’âme dans la tête de mes lecteurs à travers ces paysages.

Cette Estrémadure aux caractéristiques semi-féodales me fait toujours penser à la Castille de Miguel Delibes, de la même façon que les paysages enneigés de la taïga me font penser à Pasternak ou au Docteur Jivago.

Dans vos œuvres, il y a toujours une multitude de personnages très bien construits, avec beaucoup de profondeur psychologique. Quelle est l’importance des personnages dans vos romans ?

Pour moi, c’est la clé de mes romans, le reste est presque anecdotique. Lorsque je décide d’écrire une histoire, il y a trois aspects qui vont la définir. En premier lieu, vient le sujet, de quoi je veux parler. Tout suite après arrivent les personnages. Les personnages d’un roman doivent être vivants. Si l’écrivain les couche à l’horizontale sur le papier, il faut bien qu’ils s’élèvent à la verticale, qu’ils prennent forme dans la tête du lecteur, qu’ils deviennent des individus à part entière. Et en troisième lieu, vient l’intrigue dans laquelle je fais faire interagir mes personnages. Je soigne également les intrigues, mais ce n’est pas ce qui m’importe le plus. Je m’intéresse surtout à l’analyse du comportement humain à travers les personnages.

Vous avez déjà remporté de nombreux prix. Qu’est-ce qu’ils signifient pour vous ?

Le prix que j’affectionne le plus est celui de Chevalier des Arts et des Lettres. Surtout qui il y a 15 ans, je n’étais pas capable de dire un seul mot en français. Mais j’ai toujours été francophile, notamment par le biais de la littérature et des auteurs français.

Et puis il y a aussi eu le prix Nadal (le Goncourt espagnol, N.D.L.R) qui a changé beaucoup des choses pour moi. Il m’a offert une énorme visibilité. Le roman policier est toujours perçu comme un genre peu prestigieux, à fortiori avec un roman très sombre comme La veille de presque tout. Mais je dois dire que les prix les plus importants que j’ai en tête, je ne les ai pas encore gagnés. Les prix sont pour moi un échelon de plus à gravir et je les reçois de la façon la plus naturelle possible.

Dans un des chapitres du livre le père de Diego, arrive à la conclusion que « La seule frontière entre le bien et le mal est la volonté de chacun. » Après avoir écrit ce livre, croyez-vous encore au libre arbitre ?

En effet, on peut trouver toutes les justifications qu’on veut, le destin, la peur, les circonstances, l’histoire, l’idéologie. Ces sont des excuses, car en fin de compte, la décision appartient à chacun. Je crois donc au libre arbitre. Et je crois également à la notion de responsabilité. Chacun est responsable de ses actes et on ne peut pas imputer ses fautes à ses parents, à l’histoire ou à la société. D’ailleurs, dans des situations extrêmes, les gens se comportent souvent de manières très différentes…

Je crois profondément dans cette idée de l’homme révolté de Camus. L’homme pour être homme a besoin d’un but, d’une ambition. Et puis, je ne me soucie pas vraiment de savoir si nous atteignons cet objectif ou non. Ce qui importe, c’est le chemin qu’on parcourt, la façon de se battre contre ce fatum, cette idée d’un destin tragique à la Shakespeare. Pour moi, la condition humaine est la lutte, l’espoir, l’exploration, vouloir toujours aller de l’avant malgré les défaites.

Tous mes personnages sont victimes des circonstances, mais chacun d’entre eux prend ses propres décisions. Ils se battent pour de bonnes ou de mauvaises raisons : la fierté, la vengeance, l’amour, la loyauté, chacun a les siennes. 

Croyez-vous que le mal soit héréditaire, qu’il se transmette de père en fils ?

Oui, je pense qu’il existe une empreinte mémorielle de la douleur, du malheur… Il y a une transmission des peurs, des passions, des haines, d’une certaine vision de la vie. Mais cela ne signifie pas que l’on soit nécessairement condamné à répéter les mêmes comportements. Nos décisions nous appartiennent entièrement.

À ce propos, on peut dire qu’en Espagne, les gens de ma génération appartiennent à la génération du silence. En revanche, les adolescentes d’aujourd’hui font partie de la génération de l’oubli et qui est à mes yeux encore pire. À l’époque, nous ignorions beaucoup de choses sur notre passé, mais les jeunes d’aujourd’hui ont choisi de le mettre de côté. Pour avancer dans la vie, il est fondamental de connaître son passé et d’avoir des racines fortes.

Crédits photo principale : Portrait de Víctor del Árbol © David Betzinger

Retrouvez ici l’article sur le roman Le fils du père de Víctor del Árbol.


FICHE DU LIVRE


Couverture du roman Le fils du père
Couverture du livre Le fils du père de Víctor del Árbol © Actes Sud (2023)
  • Titre original : Le fils du père
  • De : Víctor del Árbol
  • Date de parution : septembre 2023
  • Editeur : Actes Sud