Nul doute qu’il est l’un des maîtres du cinéma documentaire latino-américain. Pendant plus de 40 ans, Patricio Guzmán nous a raconté l’histoire du Chili, pour ne pas oublier les horreurs du coup d’État et de la dictature de Pinochet. Après son exceptionnelle trilogie commencée avec la Nostalgie de la lumière, il revient sur les écrans avec Mon pays imaginaire, un film qui met sur le devant de la scène l’explosion sociale qui s’est emparée des rues de son pays natal en 2019.
Comment s’est passée l’écriture de Mon pays imaginaire ? Dans vos films précédents, on a le sentiment que vous saviez dès le départ ce que vous alliez raconter. Là, ce n’était pas possible, vous deviez avancer au gré des événements politiques qui ont agité le Chili.
Écrire sans savoir ce qui va se passer, c’est la chose la plus importante dans le cinéma documentaire. Essayer de s’imaginer l’avenir d’une situation qui n’en finit pas de se terminer… On est devant une vague dont on ne sait pas où elle déferlera, ni dans quelle direction elle s’orientera finalement au moment de se briser. On plonge, comme en immersion dans le présent, sans savoir où cela s’arrêtera. C’est ce qui m’est arrivé au Chili lors de la grande explosion sociale d’octobre 2019. Une énorme contestation populaire s’est développée, comme une montagne, et a bouleversé l’histoire du pays.
Nous n’étions pas sur place au début, et le covid nous a vite empêchés de voyager. Mais beaucoup d’amis chiliens tournaient et nous envoyaient le fruit de leurs travaux (dont Pedro Salas, présent dans La Cordillère des songes). Un an plus tard, lorsque la pandémie s’est enfin calmée, j’ai pu, avec mon équipe, me rendre à Santiago et nous avons filmé à notre tour, en deux temps, en suivant les événements. Ce processus est très courant dans le cinéma documentaire : s’ouvrir à une réalité, la filmer, et en être partie prenante à la fois. Le premier tournage a duré huit semaines et le second trois. Nous avons pu choisir des personnages, des situations, des lieux, comme s’il s’agissait d’un film de fiction.
En tournant à Santiago, pour avant tout être un témoin de l’Histoire en train de s’écrire, avez-vous pensé à 1970, quand vous filmiezAllende et le soulèvement de l’Unité Populaire ? Dans quel état d’esprit étiez-vous par rapport à ce passé, ce vécu, cette blessure aussi ?
L’une des choses qui m’a le plus marqué pendant ce tournage a été de réentendre les slogans de l’Unité Populaire d’Allende, c’est-à-dire d’écouter la même « bande son » qu’il y a 50 ans. C’était très surprenant et très émouvant…Comment était-ce possible de revenir si loin en arrière ?… Comment les gens pouvaient-ils se souvenir de ces mêmes mots ? Dans La Bataille du Chili, que j’ai tourné entre 1972 et 1979, je faisais appel à la musique du groupe ‘Quilapayún’, très symbolique de cette période pour tous les Chiliens. Dans Mon pays imaginaire, j’ai repris certains de ces thèmes. Une émotion rare et belle accompagne toujours ces mélodies.
« L’inspiration – capter un instant de réalité – appartient au monde magique de la création »
Mon pays imaginaire s’ouvre avec les réminiscences de la victoire d’Allende en 1970 et se referme avec une autre élection présidentielle, celle d’un jeune leader de gauche…
Salvador Allende a fait naître pour toute ma génération le rêve d’une société meilleure et d’une vie meilleure pour tous. Quelque chose de similaire s’est produit avec la victoire de Gabriel Boric. Le vieux rêve populaire d’une société plus juste s’est réveillé. Pour moi c’est un espoir comparable, même si on ne sait pas encore comment et s’il se concrétisera.
Vous filmez exclusivement des femmes, souvent très jeunes. Héroïnes du temps présent, elles semblent prolonger le courage de celles d’hier, victimes et combattantes à la fois. Ont-elles fait référence à Pinochet et au coup d’Etat ?
Nous avons rencontré des dizaines de jeunes femmes formidables qui projettent et se projettent dans un Chili nouveau. Je me suis rendu compte que ce mouvement social vient de très loin et a trouvé son destin. Le coup d’État et Pinochet sont des thèmes toujours présents lorsque des personnes, acceptant d’être interviewées, viennent nous rencontrer. Mais le thème majeur et l’enjeu de nos échanges étaient la révolte sociale et l’Assemblée constituante.
Le tournage des extérieurs rue en caméra portée, au cœur du chaos et du combat, a dû être d’une grande complexité. Comment avec-vous préparé ce moment et comment l’avez-vous vécu ?
J’ai appris à filmer dans la rue avec Jorge Müller Silva – le premier chef opérateur de La Bataille du Chili, disparu en novembre 1973. À l’époque, tous les deux, nous courions après les événements sans nous soucier de la sécurité ni même savoir où nous allions finir. Ce fut une période passionnante de tournage de rue, pleine d’imprévus et de surprises comme pouvait nous l’offrir le cinéma documentaire.
Le tournage de Mon pays imaginaire été assez différent tout de même, car j’ai 80 ans aujourd’hui et que la police est encore plus violente qu’hier. Mais je travaille avec bonheur avec un jeune chef opérateur, Samuel Lahu.
Mon Pays imaginaire semble éloigné de vos trois précédents films (la ‘trilogie’ Nostalgie de la lumière, Le Bouton de nacre, La Cordillère des songes) mais entretient aussi une relation évidente avec eux.
J’ignore complètement cette relation. Je fais les films que je ressens. Je planifie les prises de vue en fonction des choses que je trouve. Vous ne pouvez pas faire de films, écrire ou faire de la poésie de manière préméditée. L’inspiration – capter un instant de réalité – appartient au monde magique de la création.
Parlez-nous de ce titre. Ce pays ne semble pas du tout imaginaire, ni subjectif mais au contraire très concret, non ? Est-ce le pays que Salvador Allende aurait voulu voir advenir de son combat politique ?
Pour moi, le Chili continue d’être un pays en construction, en réflexion constante. Et il continue à se chercher…
(Propos recueillis par Clément Puget)
Crédits photos : Patricio Guzmán © Pyramide Films
Retrouvez ici notre chronique du film Mon pays imaginaire
FICHE DU FILM
- Titre original : Mon pays imaginaire
- De : Patricio Guzmán
- Date de sortie : le 26 octobre 2022
- Durée : 1h23 min
- Distributeur : Pyramide Films