Le cinéma de Pablo Agüero, est un cinéma subversif, engagé et souvent sur le fil du rasoir. Nous avons interviewé le réalisateur et scénariste argentin, auteur des déroutants et oniriques Salamandra et 77 Doronship ou du mystique Eva ne dort pas. Il revient en force avec son nouveau et puissant long métrage Les sorcières d’Akelarre. Auréolé de 5 Goyas, ce film aux accents féministes nous met en garde contre le fanatisme religieux et la pensée unique.


Pour quelles raisons avez-vous choisi de raconter cette histoire de chasse aux sorcières dans le Pays Basque du XVIIe siècle ?

Je veux surtout comprendre comment et pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui. J’ai pris conscience que l’on nous a éduqué pendant des siècles dans l’objectif de nous imposer un système de pensée unique, plein de préjugés, de misogynie et de peurs irrationnelles.

J’ai voulu aller aux racines de ce que les inquisiteurs eux-mêmes appelaient “éduquer le peuple à travers la terreur”. J’ai découvert les mécanismes pervers de l’immense machine répressive qui a écrasé la diversité culturelle d’Europe et des Amériques. 

Avez-vous été inspiré par un fait historique en particulier ?

J’ai lu des récits d’inquisiteurs de toutes les régions d’Europe. L’histoire la plus fascinante était celle de Pierre Rosteguy De Lancre, juge du parlement de Bordeaux, beau-frère de Montaigne, envoyé par Henri IV “nettoyer” un Pays Basque “plus infesté de sorcellerie que nul autre au monde”. Il y a découvert un peuple où les femmes pouvaient avoir autant de pouvoir que les hommes et vivaient seules la moitié de l’année pendant que les marins partaient faire commerce jusqu’au Canada.

Un pays où l’on avait des relations avant le mariage et où l’on parlait une langue très étrange. Toutes ces coutumes et différences culturelles étaient littéralement diabolisées par le juge : il les attribuait à Lucifer. Et ce qu’il trouvait le plus diabolique, c’étaient la liberté et la beauté farouche des jeunes femmes.

« Il y a encore beaucoup de chemin à faire pour transformer cette société machiste »

Comment s’est déroulé le processus de documentation du film ?

L’élément déclencheur, c’était La sorcière de Jules Michelet, un livre puissant et subversif qui fût interdit pendant un demi-siècle. Michelet fait de la femme accusée de sorcellerie une grande figure de la contestation. Son esprit de révolte m’a porté pendant les plus de dix ans que j’ai mis à pouvoir tourner ce film.

Ce livre m’a aussi donné beaucoup de pistes de recherche, j’ai toute une bibliothèque sur le sujet, mais je me suis basé essentiellement sur le récit du juge lui-même, qui raconte avec un langage baroque (il était contemporain de Shakespeare, il voyait le monde comme “un théâtre où le diable joue tous les personnages”), le mélange de peur et de fascination que produisent chez lui ces jeunes “sorcières” basques.

Pourquoi avoir choisi de tourner le film au Pays Basque espagnol plutôt que du côté français ?

Je n’ai pas eu assez de soutien du côté français pour financer le film. La France se percevant elle-même comme un pays beaucoup plus laïc et évolué que l’Espagne, elle a eu beaucoup plus de mal à assumer cette partie sombre de son histoire.

Le film se déroule à une époque révolue, mais la mise en scène, les personnages, la façon dont il est tourné sont très contemporains. Aviez-vous cette perspective en tête dès le départ ?

La plupart des films d’époque reproduisent des clichés, se copiant les uns les autres, prenant pour des gages de rigueur historique des choses qui ne sont que des interprétations subjectives des sources. Par exemple, un critique m’a dit que ma caméra bougeait trop pour un film d’époque. Parce qu’au XVIIe siècle, tous les cameramen utilisaient des trépieds ?

Les caméras fixes sont un des lieux communs des films d’époque et cela n’a aucun fondement. J’ai essayé de rompre avec ces conventions arbitraires quitte à pousser très loin le parti pris intemporel. 

Comment s’est déroulé le tournage avec Alex Brendemülh, qui incarne de façon extraordinaire le juge Pierre de Lancre ?

C’est un acteur extrêmement subtil et intérieur, à l’opposé du jeu conventionnel et didactique qu’on trouve souvent dans les films d’époque. Et dans cette subtilité de nuances, il a une palette très large, il a fait autant des films populaires en français, comme Mal de Pierre (Nicole Garcia), que des téléfilms en allemand, des films d’auteur pointus en espagnol, en catalan… Dans Les sorcières d’Akelarre, on a voulu explorer toute sa palette, allant du jeu le plus froid, dans la retenue, jusqu’aux limites du grotesque. 

Les actrices qui jouent les jeunes « sorcières » sont toutes des actrices non professionnelles à l’exception d’Amaia Aberasturi. Pour quelles raisons ?

J’explore toutes les options possibles pour former la meilleure troupe. On a vu près de mille candidates, toutes parfaitement bilingues, qui ont passé jusqu’à quatre essais. Etant donné leur âge, la plupart n’avaient pas d’expérience. Pourtant, Amaia, qui n’avait fait qu’un film, a été nominée aux Goyas comme meilleure actrice (pas meilleur espoir) et Jone, qui n’avait jamais joué, a gagné un Goya la même année. Je pense qu’elles étaient déjà de grandes actrices. 

Les scènes des interrogatoires sont très réussies. Le fanatisme religieux, l’oppression, l’irrationalisme qui en découlent nous donnent une idée très claire du genre de « procès » qui se déroulaient à l’époque. De quoi vous êtes-vous inspiré pour les recréer ?

J’ai étudié des affaires contemporaines comme l’affaire d’Outreau où les juges d’instruction poussent les accusés à avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis et qui prennent alors une dimension fantasmatique délirante. J’ai aussi lu Bergès ou même Dupont-Moretti. Et j’ai croisé tout cela avec les manuels d’inquisition, les bulles papales et les transcriptions d’interrogatoires de l’époque. Le télescopage de ces sources m’a donné un aperçu de la dialectique de l’oppression.

Dans Les sorcières d’Akelarre, au-delà du fanatisme religieux, on perçoit une vision profondément négative de la femme, un être jugé maléfique uniquement en raison de sa jeunesse et de son genre. Comment voyez-vous la situation des femmes aujourd’hui ?

On oublie souvent que dès les premières pages de la Bible, la femme est accusée d’avoir expulsé l’humanité du paradis. Dans la Bible, il est aussi dit qu’une femme qui ne couvre pas les cheveux devrai être tondue. Nous avons été éduqués pendant des siècles par des monarchies cléricales misogynes.

Heureusement, il y a une prise de conscience en cours. Des excès – comme les lynchages médiatiques ou la contestation de la présomption d’innocence, des réactions qui rappellent les régimes totalitaires – nous font croire que la lutte féministe est finie, mais en réalité il y a encore beaucoup de chemin à faire pour transformer cette société profondément machiste.

Retrouvez ici notre chronique de Les sorcières d’Akelarre.


FICHE DU FILM


Affiche Les sorcières d’Akelarre
  • Titre original : Akelarre
  • De : Pablo Agüero
  • Avec : Alex Brendemühl, Amaia Aberasturi, Daniel Fanego
  • Date de sortie : 25 août 2021
  • Durée : 1h 32 min
  • Distributeur : Dulac distribution