Journaliste chevronné, Nacho Carretero, né à La Corogne en 1981, a été le premier à s’intéresser au trafic de drogues en Galice. Avec Fariña, gros succès de librairie en Espagne, il nous livre une enquête journalistique rigoureuse, menée avec patience et détermination pendant plusieurs années en dépit du manque de ressources. Mais au-delà de l’enquête, Nacho Carretero fait preuve d’un énorme courage que seuls les grands reporters, passionnés par leur métier, affichent.


Comment l’idée de vous lancer dans une enquête sur le trafic de drogues en Galice vous est-elle venue ?

C’était un long processus qui a beaucoup à voir avec mes origines galiciennes. J’ai grandi dans un environnement où le narcotrafic était omniprésent et avait un poids énorme dans la société. Depuis mon enfance, j’entends souvent des mots tels que planque, opération, cargaison… ou encore, je me retrouve nez à nez avec des hors-bords qui filent à tout vitesse sur la plage où je passe mes vacances… 

En grandissant, on réalise que tout cela n’est pas normal. Á l’époque, pour un jeune journaliste comme moi, c’était une histoire incroyable à raconter. Dans d’autres parties du monde, on a pour habitude d’écrire des livres ou de faire des séries sur ce genre de thématiques. En Galice, personne ne l’avait fait. C’était tabou rien que d’en parler.

Je suis parti de là-bas très jeune, mais l’idée d’enquêter sur ce sujet me trottait toujours dans la tête. J’ai eu l’opportunité d’écrire le livre avec Libros del K.O. une petite maison d’édition espagnole et je me suis lancé. Au final, j’ai écrit le livre que j’aurais souhaité lire moi-même.

Dans les premiers chapitres de Fariña, vous évoquez l’importance du relief galicien, très irrégulier, et vous expliquez également les raisons pour lesquelles la contrebande de marchandises, puis de cigarettes et de hachisch, sont à l’origine du trafic de cocaïne…

Oui, effectivement, l’origine du problème est là. Les trafiquants ne sont pas venus en Galice par hasard. La Galice était une région très pauvre dans la période d’après-guerre. Du fait de sa frontière avec le Portugal et d’être de surcroit une région côtière, la contrebande de marchandises s’est développée rapidement. Les habitants appréciaient le fait d’avoir des médicaments, de l’essence et d’autres produits de première nécessité. Les contrebandiers étaient perçus comme des bienfaiteurs…

Nacho Carretero (capture d’écran Twitter)

« J’ai grandi dans un environnement où le narcotrafic était omniprésent »

Lorsque les trafiquants de drogue sont arrivés, le même phénomène s’est produit. Ils étaient à nouveau considérés comme des bienfaiteurs car ils produisaient de la richesse et créaient des emplois dans la région. À partir de là, ils ont commencé à faire de la politique et à infiltrer les institutions publiques. Il y a une vingtaine d’années environ, on pouvait encore trouver des maires contrebandiers et des narcos qui s’étaient liés d’amitié à des figures politiques de premier rang.

Aujourd’hui, la situation a beaucoup changé. Les narcos sont perçus comme des criminels, mais ils sont toujours là et poursuivent leurs activités illégales. On peut même dire que la « narcoculture » se transmet de génération en génération. Il y a des trafiquants qui sont très puissants, mais ils se font très discrets et restent dans l’anonymat. 

Comment expliquez-vous l’inaction des pouvoirs publics ?

La contrebande et le trafic de drogues sont devenus en Galice des activités clés pour l’économie. Personne n’était intéressé par le fait de les démanteler. À l’époque, c’était perçu comme un générateur d’emploi et une source de rentrées d’argent importantes. Le trafic de drogues était une industrie qui offrait des opportunités. La perception sociale était très bonne.  En termes électoraux, les politiques n’avaient rien à gagner à s’attaquer au problème. Ils auraient tout simplement été perdants.

Dans Fariña, vous racontez comment les mères de jeunes toxicomanes ont été les premières à se manifester et à pointer du doigt nommément les narcotrafiquants. Pensez-vous que, sans cette pression sociale, l’opération Nécora, aurait pu être lancée ?

Effectivement, ce sont ces mères qui ont commencé la bataille contre les narcotrafiquants. Elles ont été les premières à les signaler et à leur faire face. Au fur et au mesure, le reste de la société s’est mis au diapason. Elles furent à l’origine de cette pression sociale qui s’est accentuée au fil du temps. L’État ne pouvait plus fermer les yeux et a fini par lancer l’opération Nécora

Avant, les narcotrafiquants étaient intouchables et vivaient comme des rois sans être dérangés. Le procureur Javier Zaragoza, bras droit du juge Baltasar Garzón, disait à l’époque : « Nous sommes intervenus lorsque Galicia était sur le point de devenir la nouvelle Sicile. » Ces déclarations montrent à quel point les trafiquants étaient proches de contrôler les institutions. Cela aurait été un énorme problème !

Qu’avez-vous ressenti quand votre livre a été retiré des librairies par ordre d’un juge suite à la demande d’un présumé trafiquant ?

Aujourd’hui encore, je me demande comment ça a pu arriver. La décision était une mesure provisoire. Pour moi, c’est clairement une erreur judiciaire. Dans un pied de page, j’avais mentionné un ex-maire de village qui avait été inculpé et il n’y avait donc aucune diffamation possible. Les faits sont avérés.

Mon livre est une enquête journalistique dont le but est d’informer. Par la suite, cette même personne a été condamnée pour blanchiment de capitaux. Bien sûr, mon livre a été de nouveau remis en librairie, mais cinq mois s’étaient écoulés. Finalement, à cause de ça, le livre est devenu célèbre… mais on a en quelque sorte questionné la crédibilité de mon travail. C’est ce qui est terrible pour un journaliste. Ça a été un moment difficile pour moi.

Avez-vous eu l’opportunité de parler avec des trafiquants après la publication de votre livre ?

Oui, bien sûr. Il y a eu des réactions en tout genre. Des trafiquants qui étaient fâchés d’apparaître dans le livre, d’autres qui étaient fâchés parce qu’ils n’y étaient pas…Mais je dois dire que, fort heureusement, je ne jamais été menacé.

Quelle est la situation du trafic de drogues en Espagne ?

En Espagne en particulier et en Europe en général, le trafic de drogue vit son meilleur moment. Jamais le volume de drogues acheminé n’a été si important. On peut clairement dire que l’Espagne est l’une des principales portes d’entrée de la drogue en Europe, avec la Belgique et les Pays-Bas.

Dans notre pays, il y a un grave problème avec le trafic de drogue. Même si Galice n’a plus la situation de monopole qu’elle possédait auparavant, elle reste une porte d’entrée très importante. Actuellement, les régions du sud de l’Espagne comme Cadix, Malaga et la Costa del Sol sont aussi devenues des régions clés du trafic de drogues. Avec un problème supplémentaire : quasiment toutes les mafias européennes y sont présentes et la police espagnole n’a pas les moyens de faire face.

Mais également, si on évoque l’entrée de la cocaïne par la méthode la plus traditionnelle, c’est à-dire cachée dans des containers, nous avons un sérieux problème dans les ports d’Algesiras, de Valence et de Barcelone où le trafic est constant.

Crédits photos : Miquel González (Portrait Nacho Carretero)

Retrouvez ici notre chronique de Fariña.


FICHE DU LIVRE


Couverture de Fariña de Nacho Carretero
  • Titre original : Fariña
  • De : Nacho Carretero
  • Date de sortie : février 2022
  • Editeur : Le cherche midi