Il y a environ un mois nous avons rencontré le réalisateur brésilien Lincoln Péricles lors de sa venue au Festival Regards Satellites. Aujourd’hui, nous faisons de même avec Marcelo Caetano, le réalisateur de Baby une superbe film queer, traversée par la passion amoureuse et qui dresse en même temps un portrait social de la ville de São Paolo. Avec lui, nous parlons de la genèse de son film, présenté à la Semaine de la Critique à Cannes ainsi que de l’effervescence et diversité du cinéma brésilien.


Comment vous est venue l’idée de faire Baby, un film qui raconte l’histoire d’un jeune homme qui sort d’un centre de détention pour mineurs et qui rencontre Ronaldo, un homme mûr avec lequel il entame une relation amoureuse tourmentée ?

Je voulais parler de personnages marginaux, qui n’ont pas de bonnes conditions matérielles, mais qui veulent vivre leur vie, leur liberté sexuelle et choisir leur famille. Et je voulais également parler de ces nouvelles familles. En ce moment, au parlement brésilien, il y a un groupe évangéliste qui occupe une place prépondérante. Ils veulent consolider le concept de la famille traditionnelle, mais cela ne correspond pas à la réalité brésilienne, ni à celle d’autres pays d’Amérique latine. Il y a mille façons d’être une famille, il y a des familles monoparentales, des familles homoparentales, etc…

L’idée du film était d’explorer ces différentes familles, de les comparer. J’ai choisi Baby comme personnage principal, c’est un garçon qui a souffert du rejet et de l’abandon de ses parents, de l’école, des institutions et de l’église. C’est un garçon qui doit vivre et construire ses propres liens. Avec Ronaldo, il forme une sorte de famille affective qui est source de conflits. Il forme aussi une famille avec ses amis. Pour moi, il est important de réfléchir à ce qu’est vraiment la famille, sans vouloir idéaliser ces nouvelles familles dans lesquelles il y a aussi des conflits. Pour moi, il est clair que nous n’arriverons pas à vivre dans ce monde seuls.

Pour raconter cette histoire d’amour impossible où la passion est omniprésente, vous avez dit vous être inspiré des films d’Almodovar ou de Wong Kar-Wai, le réalisateur d‘In the mood for love ?

Je pense que pour tous ceux qui font du cinéma queer, Almodóvar est extrêmement important. Quand j’étais très jeune, j’ai découvert le film La loi du désir. C’est un film qui m’a touché profondément parce qu’il parle de la difficulté qui peut parfois exister dans les relations amoureuses. Le film explique comment le désir, l’amour, l’attirance sexuelle ne correspondent pas toujours à l’intensité des désirs de l’autre personne. Dans le film d’Almodovar, le personnage principal est très amoureux de son partenaire, mais il se rend compte que celui-ci ne partage pas autant ses sentiments. D’ailleurs, ce qui rend le désir fort, c’est cette non-coïncidence dans le temps. J’ai adoré la façon dont il a traité cette idée et dont il a exploré les relations amoureuses dans tous ses films.

Il y a une part de tragique dans le désir. Souvent, il y a une telle intensité qu’il est impossible pour la relation de se réaliser parce que l’amour a besoin d’un peu de calme, d’un peu de paix. On ne peut pas être en guerre tout le temps. C’est un peu ce qui arrive à Baby et Ronaldo

J’aime aussi les films d’Almodóvar pour leur incroyable mise en scène, leur perspective mélodramatique, la façon dont il utilise les couleurs, les miroirs, les portes, la façon dont il place le spectateur très près des personnages et, en même temps, il peut aussi l’éloigner, lui faire observer des scènes à travers une porte entrouverte ou une fenêtre.

Souvent, quand je pense au cinéma d’Almodóvar, il me paraît presque anti-européen car le cinéma européen peut être très froid, très distant. Lui, en tant qu’Espagnol, en tant que cinéaste latino, nous touche profondément en Amérique latine.

Baby est aussi un portait saisissant de la société brésilienne. Vous mettez ainsi en lumière la paupérisation de la population dans les quartiers laissés à l’abandon par les pouvoirs publics, en mettant l’accent sur la communauté LGBTQIA+…

Oui, j’ai fait un film queer, mais je ne voulais pas faire un film uniquement pour la communauté LGBTQIA+. Je pense que les histoires de cette communauté parlent à tout le monde. Elles sont universelles. Tout le monde peut avoir vécu des situations très folles ou de fortes déceptions amoureuses. En tant que réalisateur, j’ai l’impression de filmer une partie de l’histoire de cette communauté, comme si le film était un document historique qui s’intéresse à la communauté LGBTQIA+ à São Paolo en 2023 et que dans vingt ans, les gens pourront voir comment les choses se sont passées. C’est une communauté très vivante, qui est en constante mutation et ce point m’intéresse tout particulièrement.

Je m’intéresse également à la manière dont cette identité croise d’autres identités, telles que les identités raciales ou sociales, ou des problématiques telles que le travail ou la criminalité. Tout cela m’intéresse beaucoup parce que parler uniquement d’orientation sexuelle limite le développement d’une histoire. Je pense qu’une fois que quelqu’un a fait son coming out, il n’y a plus grand-chose à raconter.

Portrait du réalisateur Marcelo Caetano

« J’ai fait un film queer, mais je ne voulais pas faire un film uniquement pour la communauté LGBTQIA+. Je pense que les histoires de cette communauté parlent à tout le monde. Elles sont universelles »

Dans le film, la ville de São Paolo est un personnage à part entière et la plupart des scènes sont rythmées par différents bruits urbains. C’était important pour vous de capter l’énergie de la ville et de ses quartiers populaires ?

São Paolo est une ville de 20 millions d’habitants. Une ville qui peut être extrêmement chaotique. Pendant le tournage, j’ai toujours dit à mon équipe que nous devions intégrer le chaos. Nous ne pouvions pas nous isoler du chaos, mais devions être au sein du chaos. Dès les répétitions, nous l’avons fait dans la rue, dans les moyens de transport, il était important de capter l’énergie vitale de la ville. Pour moi, l’aspect documentaire est important. D’un côté, nous devons imaginer pour créer, pour sortir de la réalité, mais en même temps, je pense qu’il est important de refléter la réalité.

La ville de São Paolo est un personnage du film parce que je l’aime, c’est une ville avec beaucoup de vie, beaucoup de diversité, beaucoup de contradictions, beaucoup d’inégalités… C’est une ville où les gens viennent travailler et construire une nouvelle vie. Il y a cette idée d’ici et maintenant, que tout peut arriver à n’importe quel moment, c’est quelque chose que j’aime beaucoup.

Vous avez travaillé à plusieurs reprises avec le cinéaste Kleber Mendoça Filho notamment sur Bacurau et Aquarius. Comment se sont déroulées ces collaborations ?

J’ai travaillé sur ses trois derniers films, Aquarius, Bacurau et O Agent Secreto, qui est en cours de finalisation à Paris. J’ai travaillé à la production et au casting. J’aime travailler avec lui, à chaque fois, le défi est de construire une synthèse de la société brésilienne. Par exemple, pour Bacurau, nous avons dû recréer une ville et, pour cela, représenter toute la diversité brésilienne. C’était très intéressant.

Comment percevez-vous le cinéma brésilien contemporain et l’après Bolsonaro ?

Le cinéma brésilien est avant tout un cinéma très diversifié et j’aime ça. Jusqu’en 2000, le cinéma était fait par des hommes blancs de la classe moyenne supérieure. Aujourd’hui, il y a un cinéma noir, un cinéma queer, un cinéma fait par des femmes…. Tout cela est dû au travail du président Lula pendant des années. Même s’il faut dire que tout ce qui a été défait par Bolsonaro, ce qui était une véritable tragédie, est encore perceptible. Le propre de l’extrême droite c’est que, quand elle est au pouvoir, elle fait tellement de torts que nous sommes encore en train de renverser la situation. D’un côté, nous venons pour la première fois de remporter un Oscar avec Je suis toujours là de Walter Salles et des films brésiliens sont sélectionnés dans les plus grands festivals internationaux, mais j’ai quand même l’impression que les choses avancent très lentement. Nous avons besoin de plus de diversité, de plus de projets et surtout de plus de public pour voir nos films.

Retrouvez ici notre critique du film Baby.

Crédits photo principale : Portrait de Marcelo Caetano © Epicentre Films