À l’occasion de la sortie du film Les mystères de Barcelone, nous avons rencontré au cinéma Luminor le réalisateur catalan Lluís Danés. Dans cette interview, le cinéaste évoque le tournage de ce film fascinant, une fable gothique qui met en scène une Barcelone d’un autre temps dans laquelle il est question de vampires, mais aussi d’une presse avide de sensationnel et inféodée au pouvoir.  


Pour votre premier long métrage, vous avez choisi de faire un film sur un fait divers qui s’est produit à Barcelone au début du XXème siècle, celui de La Vampire du Raval, Enriqueta Martí. Pourquoi ce choix ?

En réalité, le scénario m’est tombé entre les mains. Et entre ce moment et la réalisation du film, onze ans se sont passés. À l’époque je ne connaissais pas cette histoire. La première version du scénario évoquait l’histoire d’une tueuse en série à Barcelone.

Après onze ans et l’écriture de quinze versions différentes du scénario, nous avons décidé de changer le point de vue du récit. En effet, j’ai beaucoup lu sur ce personnage, le contexte social de la Barcelone du début du XXème siècle ainsi que les tenants et les aboutissants de ce fait divers. Nous avons compris qu’il y avait quelque chose qui clochait. Nous avons alors conçu une histoire dans laquelle l’accent a été mis sur le pouvoir et la façon dont ce dernier peut créer de toutes pièces des monstres afin de masquer qui sont réellement les véritables monstres.

En ce sens, Enriqueta Martí cochait tous les archétypes de la victime parfaite : une femme, ex prostituée et malade qui fabriquait et vendait des onguents pour soigner ses prochains. Elle est originaire des environs de Barcelone et a fui la pauvreté. À ce moment, sur place, a lieu une révolution industrielle qui favorise l’arrivée de beaucoup d’ouvriers. Il ne faut pas oublier non plus que la capitale catalane avait aussi connu il y a peu la Semana Trágica (1909), une période trouble avec des attentats et des manifestations qui ont fait de nombreux morts suite aux mobilisations lancées par les organisations ouvrières.

À cette époque, il y avait une pauvreté extrême, surtout dans le quartier du Raval où surgit cette histoire. Les victimes sont toujours les mêmes, femmes et enfants laissés-pour-compte. D’ailleurs, c’est quelque chose qui relie le film à l’actualité. Dans beaucoup de pays, comme par exemple l’Ukraine ou la Syrie, les grandes victimes invisibles, ce sont les enfants qui disparaissent.

À Barcelone, tout a commencé avec la disparition de Teresita Guitart. Le père a fait appel à un journaliste qu’il connaissait et qui a rendu l’histoire publique. Ce fait divers est rapidement rattaché à une légende selon laquelle un chariot à chevaux parcourait les rues, la nuit, à la recherche d’enfants à kidnapper. C’est comme ça que s’est construit le mythe de La Vampire.

Pour moi, au fond, ce film est une fable. J’ai toujours pensé que, par le biais de la fantaisie, on pouvait parfaitement raconter des événements des plus réalistes et des plus sombres qui soient.

En outre, le film s’inscrit dans une époque qui m’intéresse tout particulièrement, qui correspond à la naissance du cinéma avec Méliès ou Segundo de Chomón à Barcelone. D’ailleurs, j’ai appris que le studio de Chomón se trouvait juste en face de la maison d’Enriqueta Martí. D’une certaine façon, avec ce film, je souhaitais rendre hommage aux pionniers du cinéma.

Le personnage principal est un journaliste morphinomane qui décide d’enquêter sur les disparitions d’enfants attribuées à Enriqueta Martí. A-t-il existé dans la vie réelle ?

Oui, il a réellement existé. Il travaillait pour El Heraldo de Madrid. À l’époque, c’était l’effervescence de la presse tabloïde. Les journaux, qui n’excédaient pas pour la plupart une page, sortaient le matin et le soir. Ce journaliste, qui s’appelait Fernández Arias, a réussi à l’interviewer en prison et même à la photographier.

S’il a largement contribué dans un premier temps à nourrir l’histoire de La Vampire, il a rapidement réalisé que cette femme était innocente et que les preuves à charge étaient fausses. Il a donc fini par écrire un article questionnant l’enquête en cours tout en pointant du doigt les hautes sphères qui, selon lui, souhaitaient détourner l’attention des vrais monstres.

C’est curieux comment les villes qui se croient modernes veulent toutes avoir leur propre Jack L’éventreur !    

« Les victimes sont toujours les mêmes, femmes et enfants laissés-pour-compte »

Au casting, il y a Roger Casamajor, Nora Navas, Bruna Cusí, Sergi López… C’était comment de travailler avec eux ?

J’avais la chance d’avoir travaillé auparavant avec la plupart d’entre eux : Roger Cajamor à la télévision, Bruna Cusí au théâtre, tout comme Sergi López. Ce sont des amis et c’est donc très facile de travailler avec eux. Sans cette confiance mutuelle, le projet n’aurait pas été si simple à mener. Au final, c’est un film à petit budget pour lequel nous avons tous dû faire des efforts. Nous avons construit les décors de façon très artisanale, comme on le faisait au temps de Méliès ou de Segundo de Chomón.  

Revenons sur la manipulation que fait la presse de cette histoire. C’est une thématique qui vous intéresse particulièrement ?

Malheureusement, les gens croient ce qu’ils voient à travers les médias, sans presque jamais se poser de questions. Nous avons un problème clair avec les fake news et l’utilisation des réseaux sociaux pour propager des infos douteuses ou mensongères. La presse détient un énorme pouvoir et ce n’est clairement pas pour rien si on l’appelle le quatrième pouvoir. Si la vérité porte préjudice aux élites, ces dernières feront tout pour changer l’opinion publique en s’appuyant sur les médias. C’est quelque chose que l’on a déjà vu dans le passé et qui continue de se produire de nos jours.

Vous avez mis en place une scénographie très théâtrale. Vous êtes un grand admirateur du cinéma de Fellini ou de Carlos Saura…

J’ai toujours pensé que la scénographie était un personnage à part entière dans un film. Parfois, j’ai l’impression que je ne souhaite raconter une histoire que pour pouvoir concevoir une scénographie. J’ai fait des études de sculpture et j’aime que les espaces et les objets racontent des histoires. J’adore me servir du cinéma pour transporter le spectateur un univers fictif.

Dans ce film, je me suis inspiré du Casanova de Fellini, mais aussi d’Elephant Man de David Lynch. Carlos Saura est aussi très important pour moi, j’aime beaucoup son film Goya à Bordeaux ainsi que le cinéma de Tim Burton. Ces influences, je ne les cache pas, elles sont pour moi des références.

J’ai joué également avec trois éléments, la couleur à des moments précis, le noir et blanc qui est présent tout au long du film et enfin, le rouge qui annonce le péril. J’aimais beaucoup l’idée du fil de sang qui relie les enfant disparus à La Vampire.

J’utilise le noir et blanc car je souhaitais que le spectateur plonge dans le film comme si c’était un conte magique. Et puis j’utilise la couleur dans les scènes tournées à la maison close. Là, il y a un personnage qui porte un jean. Ça peut être perçu comme un anachronisme, mais pour moi, c’était une façon détournée de rappeler et de dénoncer le fait que le trafic de femmes et d’enfants est encore aujourd’hui une réalité dans certains endroits du monde.

Vous avez déjà un nouveau film en tête ?

Oui, on finalise le scénario d’un film qu’on tournera certainement l’année prochaine. C’est un film en espagnol dont le titre est La monstrua. L’action prend place à la cour de Carlos II, l’Ensorcelé, le dernier roi des Austrias. À l’époque, Il avait une sorte de collection de monstres qu’il exhibait lors des fêtes organisées au palais. L’un d’entre eux était une jeune fille, Eugenia Martínez Vallejo, qu’on appelait La monstrua. Le film raconte la vie de cette femme au physique ingrat qui aura une forte influence sur le roi tout au long de sa vie.  

Crédits photos : Lluís Danés © Facebook Lluís Danés

Retrouvez ici notre chronique du film Les mystères de Barcelone


FICHE DU FILM


Affiche du film Les mystères de Barcelone de Lluís Danés
  • Titre original : La Vampira de Barcelona
  • De : Lluís Danés
  • Avec : Roger Casamajor, Nora Navas, Bruna Cusí, Sergi López
  • Date de sortie : le 28 septembre 2022
  • Durée : 1h46 min
  • Distributeur : Destiny Films