C’est au cinéma L’Écran à Saint-Denis que nous avons rencontré le jeune réalisateur Lincoln Péricles. Tout fraîchement débarqué de São Paolo, le cinéaste brésilien vient au festival Regards Satellites pour présenter son travail pour la première fois en France et entamer une résidence artistique dans la ville. C’est avec enthousiasme et énergie qu’il nous parle de son cinéma qui se nourrit de la culture hip-hop et qui met en lumière le quotidien des habitants de Capao Redondo, un quartier populaire dont il est originaire et qu’il habite depuis sa naissance.
Votre cinéma est présenté pour la première fois en France dans le cadre du Festival Regards Satellites. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Après 15 ans de carrière, c’est extraordinaire d’avoir la possibilité de présenter mon travail à de nouveaux publics. C’est important d’avoir de nouvelles conversations, d’autres visions, d’autres retours sur mon travail. Il est également intéressant de réaliser comment les cultures changent et comment certaines choses malgré tout demeurent. Quelque part, la banlieue de là-bas, au Brésil, ressemble à s’y méprendre à la banlieue d’ici, à Saint Denis et en région parisienne.
Depuis votre premier court métrage, Cohab (2012), qui évoquait une journée entière dans l’immeuble où vous habitiez, vous avez toujours filmé votre lieu de vie, la quebrada. C’est une façon de rendre justice aux gens qui habitent dans ces lieux désertés par les pouvoirs publics ?
Je filme mon quartier depuis que j’ai eu ma première camera. Pour moi, c’est quelque chose de l’ordre du besoin que je ne considère pas véritablement comme un travail. J’ai eu cette première camera à l’âge de 16 ans, mais avant de l’avoir, j’écrivais déjà de la poésie. Avec la caméra, j’ai tout de suite réalisé qu’il était possible de faire également de la poésie. On peut dire que le cinéma et l’audiovisuel ont été pour moi une façon de faire de la poésie.
J’ai toujours enregistré ma vie au quartier, mais pas comme un blog sur mon quotidien, car il ne s’agissait pas de moi mais de mettre en images les lieux où mes voisins et moi vivions. Je n’ai jamais eu le sentiment que ces lieux étaient bien représentés dans le cinéma brésilien, qui est principalement réalisé par personnes riches ou issues de la classe moyenne. Ce cinéma montre des quartiers comme le mien uniquement sous le prisme de la violence et des émeutes. Je voulais montrer la vie normale qui s’y déroule la plupart du temps.
Avec mes films, je mets la lumière sur des aspects du quartier que le public n’a pas l’habitude de voir car l’État pense toujours que les luttes et les revendications sont une question de police ou de violence. C’est vrai que nous avons beaucoup de problèmes, mais nous avons aussi beaucoup de gens talentueux.
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« Les histoires que nous avons aujourd’hui seront les archives de demain. Donc, si nous avons cette conscience, nous pouvons construire un processus vivant de création. »
Dans votre cinéma, vous intégrez des éléments de la culture hip-hop et vous vous appuyez sur des documents d’archives pour construire des récits novateurs. On connaît ce cinéma sous le nom de ciné-sample. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément en quoi cela consiste ?
Depuis le début, je suis obsédé par les archives. J’aime stocker toutes ces archives que je trouve dans mon quartier. J’ai toutes sortes de DVD que j’ai pu acheter, même si le plus souvent, je n’avais pas beaucoup d’argent. J’ai le sentiment qu’il faut que je les garde, que je les enregistre. Ça raconte l’histoire de mon peuple.
Dans mes films, je me sers de ces archives, c’est une façon pour moi de laisser libre cours à ma créativité. Les archives appartiennent au passé, mais ce sont des choses vivantes, qui ont toujours une valeur dans le présent. Les histoires que nous avons aujourd’hui seront les archives de demain. Donc, si nous avons cette conscience, nous pouvons construire un processus vivant de création.
Cette idée, on peut la retrouver également dans le hip-hop, le bit making et les dj’s qui utilisent des samples issus de vieux vinyles ou même d’enregistrements radio qu’ils transforment en une nouvelle chanson.
Le hip-hop est un mouvement très large, il n’y a pas que la musique, mais aussi le graffiti, le break dance et bien sûr le cinéma. Et j’aime assez l’idée de croiser nouvelles technologies et archives pour faire du cinéma.
Vous avez à votre actif plusieurs courts métrages comme O trabalho enobrece o homem qui portent sur le thème du travail et de ses corollaires, comme les conditions de travail difficiles et le manque d’opportunités professionnelles pour les habitants des quebradas…
C’est simple, je suis cinéaste et je suis ouvrier. Être cinéaste, c’est être un travailleur et je suis un fils de travailleur, j’appartiens à la classe ouvrière. Mon père et ma mère sont des travailleurs acharnés. Ma mère est une femme d’origine indigène qui a commencé à travailler à 9 ans. À 14 ans, elle s’occupait déjà des enfants d’une famille blanche et travaillait pour avoir de la nourriture et un endroit où dormir. Je suis issu de ce peuple. Et tous les hommes de ma famille travaillent dans le bâtiment. Quelque part, j’ai changé de cour, mais c’est toujours en moi. Je suis toujours un ouvrier du bâtiment et je parle de cela dans mes films.
Au festival, votre cinéma est à l’honneur avec celui d’autres réalisateurs brésiliens comme Adirley Queiros et Joana Pimenta qui s’intéressent aussi aux périphéries brésiliennes. De quelle façon ces cinéastes vous ont-ils influencé ?
Joana Pimenta est portugaise et je connais moins bien son travail que celui d’Adirley Queiros. Quelque part, ma vie a changé la première fois que j’ai vu un film d’Adirley. J’ai tout de suite réalisé que je voulais faire ce type de cinéma. C’était comme entendre du rap, mais au cinéma. Les films d’Adirley sont très puissants et abordent toujours avec un grand respect la classe ouvrière et les quartiers défavorisés.
Pour moi, Adirley Queiros est le cinéaste le plus important de l’histoire du cinéma brésilien, non seulement parce qu’il est très novateur et avant-gardiste dans sa manière de faire ses films, mais aussi et surtout car il met le quartier au centre de son cinéma. Je me sens moins seul en ayant quelqu’un comme lui qui m’a précédé. C’est un réfèrent extraordinaire. Je suis son ami et depuis toujours, il a été là pour m’aider. Il m’a beaucoup appris, pas à la manière d’un professeur qui enseigne à son élève, mais comme quelqu’un qui te parle d’égal à égal. Il est comme une sorte de guide et il me dit aussi souvent que je suis comme un guide pour lui. J’ai vraiment la chance d’être son contemporain.
La ville de São Paolo est une ville tentaculaire, la plus grande ville du Brésil et l’une des plus grandes d’Amérique latine. Comment la décrirez-vous ?
Je viens d’une famille d’origine indigène. Ma famille est venue à São Paolo pour travailler et, aujourd’hui encore, moi, ma sœur et mes neveux, avons l’impression d’être à São Paolo uniquement pour travailler. C’est comme si nous n’avions pas d’espace pour faire autre chose. Dans ce sens, je trouve que la ville est violente. C’est une violence psychologique qui s’exerce sur les gens comme moi, nous n’avons pas le temps de profiter de la ville.
Et en même temps, São Paolo a quelque chose de magnifique, ce sont les gens qui y vivent. Nous avons ici des gens venus du monde entier. Des gens qui sont venus pour travailler, mais qui découvrent aussi la beauté de la vie autrement. À São Paolo, l’art urbain, les tags, les graffitis, le hip-hop et le cinéma m’ont permis d’y trouver une certaine humanité. On peut trouver ces deux facettes à São Paolo.
La ville de Saint-Denis est le département de la Seine-Saint-Denis est aussi une périphérie, une banlieue d’une grande ville, mais surtout est une terre d’une grande richesse, à la croisée des chemins et des cultures. Qu’est-ce qu’elle vous inspire cinématographiquement parlant ?
J’aime me promener dans les rues de Saint-Denis car j’éprouve la même sensation que celle que j’ai dans mon quartier. C’est un endroit très vivant grâce aux gens, à l’art de la rue et au cinéma. Et puis, il y a la grande réalisatrice Sarah Maldoror, originaire de Saint-Denis, et dont un hommage a été organisé au festival Regards Satellites. Pour moi, Sarah est une grande source d’inspiration pour son cinéma décolonial engagé. Dans son cinéma, il y a le versant politique, mais aussi ce regard très humain avec lequel elle a filmé sa ville de Saint-Denis.
J’ai l’impression d’être ici et de suivre ses pas. Je suis ici pour vivre une expérience et je sens que chaque jour où je marche dans Saint-Denis, je découvre quelque chose de nouveau de la ville et de ses habitants. Il y a une chanson de rap au Brésil qui dit « ne retourne jamais dans ton quartier avec les mains et l’esprit vides » et je sens qu’en étant ici, je retournerai dans mon quartier avec énormément de choses à partager avec les miens.
Retrouvez ici notre chronique sur le festival Regards Satellites.
Crédits photo principale : Portrait de Lincoln Péricles © Chang Martin