Albert Serra est un esprit libre, en ces temps où le politiquement correct est de mise. Et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi la tauromachie comme sujet de son dernier film qui s’est vu gratifié d’une concha d’or au dernier festival de San Sebastián. Car avant toutes choses, Albert Serra est un grand cinéaste, l’un des rares réalisateurs à proposer en Espagne un cinéma d’auteur doté d’une esthétique aussi singulière que contemporaine et qui constitue sa marque de fabrique. Nous avons rencontré le réalisateur catalan dans une brasserie parisienne pour parler de son film documentaire, Tardes de Soledad, autour d’un café.
Comment vous est venue l’idée de réaliser un documentaire sur le monde de la tauromachie et de la corrida ?
Un de mes amis, responsable d’un master de documentaire à Barcelone, m’a demandé de réaliser un documentaire. Au début, je n’arrivais pas à trouver un sujet qui m’intéressait suffisamment. Un beau jour, plusieurs années après, j’ai réalisé que je pouvais faire un bon documentaire sur la tauromachie.
Lorsque j’étais enfant, mon père m’emmenait aux arènes de ma région au nord de la Catalogne à Gérone, à Figueras, à Saint Feliu de Guixols ou à Lloret de Mar. J’étais petit et je n’ai gardé en mémoire que des images assez précises, mais pas vraiment de la corrida elle-même. Adulte, je ne suis jamais retourné dans une corrida.
Par contre, j’ai toujours été très intéressé par la littérature tauromachique, notamment des d’auteurs français qui extrapolent certains aspects de la corrida à d’autres domaines, comme Michel Leiris ou George Bataille. J’ai également lu des chroniques taurines, celle de Joaquin Vidal dans El Pais était très amusante et a été compilée dans un beau livre…Mais pendant 30 ou 35 ans, je suis resté à l’écart de la tauromachie.
Puis, un jour, suite à la demande de mon ami, j’ai décidé de filmer de près cet univers, sa liturgie et de voir si de l’intérieur on considérait vraiment son aspect de rituel sacrificiel ou pas du tout. J’étais très curieux et j’ai commencé le projet de la manière la plus innocente qui soit, mais avec l’idée de réaliser une œuvre d’art autonome en dehors de la corrida.
En fait, le film cherche à équilibrer tous les éléments de la tauromachie qui se sont reflétés dans les images que nous avons filmées. Dès le début, j’ai voulu faire mon documentaire. C’est aussi plus hygiénique, car comme vous êtes obsédé par votre propre œuvre d’art, vous ne vous souciez pas tellement des polémiques.
Justement, c’est un monde très controversé, avec des partisans et des détracteurs acharnés. Avez-vous craint à un moment donné d’être critiqué ou même d’être boycotté ?
Pour être honnête je dois dire que j’ai eu effectivement un peu peur… En fait, je n’ai jamais eu l’intention de montrer le film à Cannes, car je pensais qu’il pourrait susciter beaucoup de controverses, ce qui n’a pas été finalement le cas. Il faut dire que le film est très formaliste, c’est une œuvre d’art enfermée sur elle-même.
Finalement, ce qui m’a décidé à le faire, c’est précisément la polémique qui surgit toujours quand on parle de tauromachie, surtout de nos jours, et je me suis dit qu’à cause de tout cela, c’était le bon moment d’entrer dans cet univers.
Je craignais que les gens ne regardent qu’un aspect du film qui n’est en fait qu’une partie du documentaire, le documentaire est bien plus que cela, il y a d’autres éléments de la tauromachie, il y a une œuvre d’art avec un langage cinématographique.
Pourquoi avez-vous décidé de vous concentrer sur Andrés Roca Rey, un jeune torero d’origine péruvienne qui est une figure incontournable des arènes d’Espagne et d’Amérique latine ?
Quand j’ai décidé de le filmer, il n’était pas encore la grande figure du torero qu’il est aujourd’hui. J’ai peut-être été attiré par le contraste. La corrida est une tradition très ancienne qui n’a pas beaucoup évolué, mais Roca Rey a une allure moderne qui rappelle celle d’une star du rock and roll. C’est aussi un type assez mystérieux, il semble impénétrable et en fait, dans les images du film, on ne se lasse pas de le regarder, tout ce qu’il fait est un peu hypnotique. Au début, nous avons commencé à filmer plusieurs toreros en même temps, mais je me suis vite rendu compte qu’Andrés avait ce magnétisme et ce mystère qui convenaient parfaitement au documentaire.

« La corrida est un art éphémère et scénique, mais elle comporte des difficultés importantes, d’abord parce qu’elle est confrontée à l’imprévisible taureau, à sa force et à son danger. Faire de l’art et en même temps gérer cela est compliqué… »
La cuadrilla qui accompagne le torero est très présente dans le film, dans les différents déplacements en voiture, dans les arènes et constitue un élément essentiel pour comprendre le cercle rapproché d’Andrés Roca Rey…
Avec la cuadrilla j’ai eu beaucoup de chance, car il est difficile de trouver un tel mélange de choses, une véritable poésie populaire, des phrases visionnaires comme « la vie ne vaut rien ». La cuadrilla, cinématographiquement parlant, ce sont les visages, les regards, la dévotion qu’ils ont pour Roca Rey, parfois caricaturale, parfois ridicule, parfois sincère, comme quand l’un d’entre eux se met à pleurer dans la camionnette.
Je pense que si l’on regarde les images du film et qu’on se laisse porter en tant que spectateur, on peut voir tout cela et écarter la plupart des aprioris qui existent sur les toreros. On peut faire un puzzle bien plus riche et complexe. Tout cela ne veut pas dire que cette pratique n’est pas cruelle pour autant. Elle l’est.
La corrida est un art éphémère et scénique, mais elle comporte des difficultés importantes, d’abord parce qu’elle est confrontée à l’imprévisible taureau, à sa force et à son danger. Faire de l’art et en même temps gérer cela est compliqué.
Dans le film, on voit cette préoccupation de Roca Rey qui risque sa vie, mais il y a une pression supplémentaire pour lui, la pression artistique pour bien faire les choses.
Les plans rapprochés de la tête du taureau et du corps d’Andrés Roca Rey, si proche de l’animal, tous deux seuls au milieu du sable, sont très frappants. Il y a une proximité et une intimité absolue entre le torero et le taureau…
Il y a une intimité et surtout une intensité dans les images. Une image c’est une combinaison de facteurs. Les images n’ont pas qu’un seul sens et l’image génère parfois des sensations incompréhensibles. L’intimité naît du fait que la caméra est très proche et fait voir des choses qu’on ne peut pas voir avec des yeux humains. On a l’impression d’être là au milieu de cette lutte et cela génère une pulsion cinématographique formelle.
Le film n’a pas comme objectif que de documenter purement la performance du torero, il veut aller au cœur de la tauromachie, au-delà du style de chaque torero. Ce type de prises de vue est plus pertinent pour capturer des images qui vous montrent l’essence la plus primaire, la plus primitive de la tauromachie.
Dans Tardes de Soledad, il y a des images qu’on ne voit pas à la télévision. On ne voit jamais le toro, les réverbérations spirituelles, mélancoliques de l’animal regardant la caméra. Sa solitude dans l’arène, le toro comme sujet du récit.
Le son est également un élément essentiel du film, comment avez-vous réussi à capter l’atmosphère de l’arène ? Quels moyens techniques avez-vous utilisés ?
Pour le son, nous avons utilisé des micros-cravates. Il y a 3 ou 4 ans, il n’y avait pas d’émetteurs qui duraient aussi longtemps, il fallait le changer toutes les heures. Aujourd’hui, on peut coudre un micro qui ne gêne pas à 16 heures le jour de la grande corrida et ce jusqu’à 21 heures sans se soucier du temps.
Le son, ce n’est pas un tout, mais il donne une information, un volume, une densité. L’enregistrement des dialogues, qui sont très importants et qui recouvrent le film d’une originalité ou d’une impertinence de certains et qui rendent le film infiniment plus original et meilleur. On combine plusieurs ambiances qui, d’ailleurs, sont réelles sans perdre l’unité d’être à l’intérieur d’une arène, au cœur de la tauromachie. Avec tout cela, le film est enrichi d’un matériau humain très intéressant. En somme, la vie pénètre dans le film.
Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez remporté la Concha d’or au Festival de San Sebastián ?
Je ne rien ressenti de spécial. Honnêtement, je m’en fiche. C’est sûr qu’il vaut mieux gagner que de perdre, mais d’un point de vue personnel, je me suis habitué au fait que cela n’ajoute ni n’enlève rien aux films. Ce qui compte pour moi, c’est que les films existent et qu’ils puissent être appréciés objectivement, surtout dans le long terme.
Les personnages mythiques comme Don Quichotte, Casanova, Dracula issus de la vie réelle ou de la littérature sont très présents dans l’ensemble de votre œuvre cinématographique, Pourquoi vous intéressez-vous aux mythes, que disent-ils de nos sociétés et de notre culture ?
Le quotidien est très ennuyeux, nous l’avons déjà vu de nombreuses fois. Je veux filmer le rêve, je veux filmer le cauchemar ou sinon filmer une réalité pour pouvoir l’apprécier dans toute sa beauté. Et Il est beaucoup plus facile de le faire avec quelque chose d’un peu fantaisiste.
En outre, les mythes transcendent les époques, les temps, les religions et les états, ils sont toujours quelque chose qui a émergé de la réalité et qui est devenu quelque chose de symbolique et d’allégorique. Ils ne cessent pas d’avoir leur origine dans quelque chose de fondateur ou très important, c’est pourquoi ils sont des mythes.
Mais j’aime davantage l’idée d’artifice, le contraire du quotidien, du banal, du vécu. On va au cinéma pour vivre une expérience plus forte que dans la vie réelle, qu’il s’agisse d’un cauchemar ou d’un rêve. C’est comme la littérature. Pourquoi certains romans nous en apprennent-ils plus sur une certaine époque qu’un livre d’histoire ? Parce que c’est là que tout se joue, que cela pénètre la vie et qu’il n’y a pas de didactisme. Et puis, il y a toujours une sensibilité qu’imprègne l’œuvre.
Retrouvez ici notre critique du film Tardes de Soledad.
Crédits photo principale : Portrait d’Albert Serra © Marvin Ruppert