C’est dans un Paris en pleine fièvre des Jeux Olympiques que nous avons rencontré le réalisateur argentin Juan Sebastián Torales. Avec son premier long métrage, Almamula, présenté à la Berlinale en 2023, un rêve d’enfant s’est exaucé. Au cours de cet entretien, nous avons évoqué la genèse de son film, la situation de la communauté LGBT en Argentine ainsi que la légende d’Almamula, ce monstre mi-humain mi-cheval qui hante la forêt…


Almamula raconte l’histoire d’un adolescent qui cherche son identité sexuelle mais qui grandit dans un milieu particulièrement homophobe. On ressent beaucoup de vécu dans votre film…

C’est vrai qu’il y a beaucoup de moi… Je suis parti de mon pays il y a 17 ans environ. Au bout de 13 ans en France, j’étais bien installé, j’avais un bon travail, j’avais voyagé un peu partout, j’étais en couple… Tout était très calme et j’ai eu le besoin d’exaucer mon rêve d’enfant qui était de faire un film. D’un coup, je me suis connecté avec cet enfant et j’ai plongé dans mes blessures de jeunesse, dans ces moments où j’ai vécu de la violence à mon encontre.

À partir de là, j’ai commencé une thérapie et j’ai travaillé sur cette blessure. Ça a été comme un projecteur qui s’allumait dans ma tête et qui a commencé à m’envoyer des images de l’inconscient. C’est à partir de ces images que j’ai créées, un peu comme des tableaux, qu’est né Almamula. J’ai dit toujours qu’Almamula est comme un tableau de mon inconscient…

Dans la première scène du film, Nino, le personnage principal, est violemment agressé . Pour quelles raisons avez-vous choisi de commencer l’histoire par une scène aussi dure ?

Ça a toujours fait débat avec l’équipe. D’abord, le fait de la tourner, puis de choisir de la mettre au montage. Pour moi, c’est le tremblement de terre qui tient la tension du reste du film qui voit Nino enfermé dans une bulle de honte et de culpabilité. Je me suis battu pour garder cette scène. C’est quelque chose qui arrive encore aujourd’hui. Cette violence envers ceux qui sont différents existe bel et bien. Et d’un point de vue strictement cinématographique, elle sert à garder dans la tête du spectateur ce qu’a dû endurer Nino. C’était important que cette séquence soit la plus bruyante, la plus violente et la plus décalée de toutes.

Portrait de Juan Sebastián Torales

« Malheureusement, les choses n’ont pas beaucoup changé dans mon pays pour la communauté LGBT. Évidemment, il y a eu des changements au niveau de la loi et donc plus d’égalité comme avec le mariage pour tous, mais les mentalités restent encore très fermées »

Pour ce personnage de Nino incarné de façon saisissante par Nicolás Díaz, comment s’est déroulé le casting ?

Quand je suis parti de France pour faire le casting, je n’avais pas d’idée de ce à quoi allait rassembler Nino, ni lui, ni la sœur, ni le père, ni la mère, du reste… C’était un peu un saut dans le vide. On a fait un appel au casting dans ma ville, Santiago del Estero, au nord de l’Argentine, un lieu où il ne se passe pas grande chose au niveau culturel généralement. Dans ma tête, l’idée de trouver ce gamin sur place était un vrai défi. À mon grand étonnement, 2000 personnes se sont présentées au casting. Je me suis dit que ce n’était plus la ville que j’avais quittée 20 ans auparavant. J’ai vu une envie de changement et j’en ai eu la confirmation pendant le casting car il y avait des gens prêts à tout pour participer au film.

Parmi les premières personnes qui sont venues, il y a eu Nicolás. C’était un gamin un peu renfermé qui débarquait avec sa dégaine et ses grands yeux. J’ai tout de suite été happé par lui. En raison de sa timidité, il n’a rien dit, mais je savais que le personnage devait transmettre beaucoup de choses en parlant peu. D’ailleurs, dans le scénario, Nino n’a que très peu de dialogues. C’est un personnage qui embarque tout un univers dans sa tête. On a fait quelques tests et il a été tout bonnement exceptionnel. Nous avons quand même poursuivi le casting durant quelques mois, mais au final, je savais d’emblée que c’était lui. 

La légende d’Almamula fonctionne comme une métaphore d’une société traditionnelle qui impose des restrictions aux gens. Pouvez-vous nous parler de cette idée ?

Je me suis permis de réinterpréter cette légende et de m’accrocher à certains éléments pour pouvoir faire le lien avec mon histoire. L’Almamula, c’est une légende qui existe depuis l’époque des conquistadors espagnols. Lorsqu’ils arrivent, ils sont surpris par la façon dont les peuples autochtones vivent leur sexualité. Ils sont choqués par leurs pratiques qu’ils trouvent immorales et vont rapidement créer cette légende qui a donc une origine religieuse. L’Almamula est une femme qui aurait couché avec son père, son frère et d’autres hommes et femmes du village. Pour cela, Dieu la châtie et la transforme en un monstre mi-humain mi-cheval qui vit dans la forêt et qui s’empare de ceux qui ont commis des actes sexuels répréhensibles.

C’est quand même frappant de voir que dans toutes ces légendes, la femme est à l’origine du soi-disant péché. Elle est toujours pointée du doigt et ça m’a toujours dérangé. Je me suis longuement questionné sur cette histoire. Pourquoi dit-on qu’elle a couché avec son père ? Peut-être que c’était son père et son frère qui abusaient d’elle ou qu’elle était simplement une femme libre qui vivait pleinement sa sexualité… Je suis arrivé à la conclusion qu’à chaque fois, c’est toujours la femme qui est mise en cause. La femme appartient à une minorité, comme les populations originelles en Argentine ou comme la communauté LGBT. Et c’est là que j’ai décidé de faire un Almamula à la fois fédératrice et salvatrice. Pour moi, l’Almamula, c’est celle qui va aider les minorités, une sorte de gardienne de la forêt. C’est ce que j’ai voulu transmettre à travers le film.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile à tourner, les scènes où il y a une certaine tension sexuelle ou celles qui portent sur la religion ?

Nous avons travaillé avec des acteurs non-professionnels et j’ai négocié un mois supplémentaire de répétition avec eux. Nous avons énormément répété les scènes. L’objectif, c’était d’être à 100% au moment de tourner. Je savais que si les acteurs étaient prêts, tout le reste se passerait bien. Je connais parfaitement tous les lieux où nous avons tourné et j’ai pu maîtriser tous les aspects du tournage.

Pour les scènes à tension sexuelle, nous avons beaucoup parlé au préalable avec Nicolás sur les mouvements qu’il allait faire, les regards, c’était finalement assez mécanique. C’est quelqu’un de très ouvert, qui ne porte pas de jugement sur les autres et qui a compris que le message du film est important.

En réalité, les scènes les plus difficiles à tourner ont été celles qui se déroulent dans la forêt. Dans cette région de l’Argentine, il fait très chaud, c’est l’un des points le plus chauds de la planète. L’été, on peut arriver à cinquante degrés. C’est aussi très humide et ça peut être angoissant, même, on peut avoir du mal à respirer. C’est une belle forêt, mais on peut vite se sentir vite oppressé, d’une certaine façon, on peut dire qu’elle t’enveloppe complètement. Pour éviter tous ces désagréments ainsi que le chant des cigales qui est omniprésent l’été, nous avons ajouté ces scènes après les avoir filmées au mois de mars.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous que le film ait été présenté à la Berlinale ?

C’était incroyable ! Il faut dire que le film a fait le tour des festivals pendant un an et demi. Il a été présent dans une quarantaine de festivals environ. La première mondiale était à la Berlinale et pour moi, c’était littéralement un choc. Je me souviens très bien du moment où j’ai appris la nouvelle. J’étais avec un ami dans une boulangerie, on parlait justement du film et je lui confiais mes doutes sur la sortie, je lui disais que le film était peut-être trop personnel pour que les gens le comprennent vraiment. Puis, d’un coup, je reçois un coup de film de ma productrice qui me dit qu’on a été pris à la Berlinale.

Quand on réalise un film aussi personnel et qu’on te donne d’un coup une dimension internationale, qu’on t’offre la possibilité de montrer ta ville, ta province, ton histoire, ça fait un peu peur, mais c’est la meilleure des expériences.

Pensez-vous que les choses ont avancé en Argentine pour la communauté LGBT ?

Malheureusement, les choses n’ont pas beaucoup changé dans mon pays pour la communauté LGBT. Évidement il y a eu des changements au niveau de la loi et donc plus d’égalité comme avec le mariage pour tous, mais les mentalités restent encore très fermées. Quand j’ai tourné Almamula, je n’ai justement pas souhaité donner de références temporelles très précises. On ne sait pas si l’action prend place dans le passé ou dans le monde d’aujourd’hui. Pour moi, ce qui arrive à Nino dans le film arrive toujours dans la réalité. Il faut continuer à se battre.

Avec le gouvernement actuel, on va très certainement revenir en arrière. Je n’ai pas un regard très positif sur tout ça. Il y a beaucoup des batailles à gagner et les jeunes doivent en prendre conscience. Et puis il y a aussi des désaccords et des luttes au sein même de la communauté, ce qui complique encore les choses. Il y a beaucoup de jugements entre nous, mais de toute évidence, si on ne s’unit pas et on ne se soutient pas, on ne pourra jamais avancer.

Retrouvez ici notre chronique d’Almamula de Juan Sebastián Torales.

Crédits photo principale : Portrait Juan Sebastián Torales © François Silvestre de Sacy