C’est en plein quartier latin, face à la Sorbonne, que nous avons rencontré José Luis López-Linares. Le réalisateur espagnol évoque le tournage de son dernier film, L’Ombre de Goya, un documentaire qui explore l’œuvre foisonnante du peintre espagnol aux côtés de l’un des scénaristes culte du cinéma français, Jean-Claude Carrière.
Après Le mystère Jérôme Bosch, vous abordez dans votre dernier film l’œuvre d’un autre peintre universellement connu, l’espagnol Francisco de Goya. Comment est née l’idée de réaliser ce film ?
À vrai dire, l’origine du projet est française. Le mystère Jerôme Bosch a été un énorme succès public et ça nous a donné l’idée de faire un autre documentaire du même type. Nous avons alors rapidement pensé à Goya, un peintre relativement connu en France, mais pas trop non plus…
Ensuite, nous avons eu l’idée de faire appel à Jean-Claude Carrière. À ce moment-là, il était très occupé et il a décliné notre proposition pour écrire le scénario mais il a tout de même souhaité participer au film. Jean-Claude nous a proposé d’en être le narrateur. Pour moi, c’était mieux. Je ne travaille pas avec un scénario préétabli, au contraire, je commence plutôt à tourner sur un sujet et une fois que j’ai suffisamment de substance, je construis une histoire.
Avec Jean-Claude Carrière, nous avons entamé un voyage en Espagne qui traversait les lieux emblématiques de la vie de Goya. Puis, nous avons également enregistré des scènes chez lui à Paris. Mais la pandémie nous a rattrapés et a fortement retardé le tournage. Ensuite, il est malheureusement décédé. Nous aurions souhaité faire davantage de prises avec Jean-Claude, mais nous avions quand même suffisamment de matériel pour continuer le projet.
À sa place, sa veuve, Nahal Tajadod, nous a gentiment aidés et nous l’avons enregistrée chez elle. Elle nous a parlé de Jean-Claude, de son admiration pour Goya, de sa relation et de son attachement pour Buñuel ainsi que de son amour pour l’Espagne.
Comment s’est déroulé le tournage avec Jean-Claude Carrière ? Pouvez-vous nous raconter une anecdote sur son dernier voyage en Espagne ?
À l’époque, nous ne le savions pas, mais il s’est avéré être son dernier voyage… Sur le tournage, il nous a raconté les péripéties de sa première virée espagnole dans une vieille voiture qui tombait souvent en panne… Il aimait profondément l’Espagne. À chaque fois qu’il était devant un tableau de Goya ou face à un paysage comme celui du village de Belchite, détruit lors de la guerre d’indépendance, puis lors de la guerre civile, Jean-Claude avait toujours le mot juste. Il nous étonnait par son intelligence, sa mémoire incroyable et sa façon unique d’improviser devant la caméra. C’était un puits de savoir. Nous avons profité de l’occasion pour l’enregistrer tout naturellement.
Je me rappelle encore de ce moment, au Prado, devant les peintures noires. Il s’était arrêté devant le tableau de L’enterrement de la sardine. Dans un coin de la toile, il y a une petite fille qu’on aperçoit à peine. Il a interprété et donné sens au tableau à partir de cette enfant qu’aucun d’entre nous n’avait imaginé. C’était tout simplement extraordinaire.
« Jean-Claude avait toujours le mot juste. Il nous étonnait par son intelligence, sa mémoire incroyable et la façon unique qu’il avait d’improviser devant la caméra »
Dans le documentaire, parmi plusieurs intervenants, participe également le cinéaste Carlos Saura qui a réalisé Goya en Burdeos. Dans le film, il déclare : « Chez Goya il y a deux aspects que l’on retrouve chez Buñuel. D’un côté, il y a quelque chose de brutal, de barbare, d’une grande violence, et de l’autre, une grande sensibilité. »
Oui, je suis d’accord. Lors du tournage, j’ai réalisé que Goya est l’un des peintres qui a consacré le plus des tableaux à la guerre et à la violence d’une façon générale. J’ai essayé d’identifier d’autres peintres dans ce genre, mais je n’en ai pas trouvé. Et puis, il y a aussi ses portraits, ses dessins avec des scènes les plus idylliques que l’on puisse peindre… Saura me disait que ce contraste est quelque chose qui est propre aux gens d’Aragon. (Rires)
Dans une séquence du film, la veuve de Jean-Claude Carrière évoque la fascination de ce dernier face à la peinture des Fusillades du 3 mai…
Si on réduit le cinéma à son essence ultime, on pourrait dire que sa matière première est le temps. Comme l’évoque dans son livre Le temps scellé le cinéaste russe Andreï Tarkovski, le cinéma est l’art de capturer le temps. Dans cette toile des Fusillades du 3 mai, Goya réussit à le faire de façon saisissante. Il représente à la fois le présent, avec ceux qui sont en train d’être fusillés, le passé avec les morts, qui ont déjà été exécutés et qui gisent à même le sol, et le futur avec ceux qui attendent de passer devant le peloton.
Si on fait le tour de l’œuvre de Goya, on réalise qu’il a fait de nombreuses peintures sur l’instant même de la mort, soit-elle violente ou naturelle. Il y a quatre toiles importantes de saints sur le point de décéder, comme par exemple l’un de ces derniers tableaux, La dernière communion de saint José de Calasanz. On retrouve chez Goya un intérêt certain à explorer ce moment de transition entre la vie et l’au-delà.
L’Ombre de Goya met également en lumière la façon dont la surdité de Goya a marqué sa peinture…
Ce point-là a été pour moi une véritable découverte. Un médecin de Saragosse, passionné d’histoire, m’avait parlé de Goya et du langage des signes. Goya, en tant que malentendant, connaissait très bien la langue des signes. D’ailleurs, il avait répertorié dans une gravure cet alphabet. Ce médecin a fait une extraordinaire découverte concernant le portrait de la Duquesa de Alba. Si on regarde sa main, elle pointe le sol de son index… La duchesse est en train de faire la lettre G, révélant ainsi le propre nom du peintre.
Le film a été sélectionné à Cannes Classic. Qu’est-ce que ça a signifié pour vous ?
Nos producteurs aux côtés d’Antonio Saura, également producteur du film, ont fait un très bon travail. Nous avons reçu cette nouvelle au dernier moment et nous étions vraiment ravis. C’est toujours un honneur d’être à Cannes.
Après vingt années consacrées au cinéma, quel est selon vous le secret d’un bon film documentaire ?
Pour moi, c’est au moment du montage que tout se joue …Après le tournage, il y a quelque chose qui se passe. C’est difficile à expliquer, on pourrait dire que le film prend vie tout seul. Le réalisateur passe en second plan, en quelque sorte, il se laisse guider par l’histoire. Alors, tout prend forme. C’est un moment parfois difficile, qui implique pas mal d’humilité, mais en même temps, c’est unique.
En octobre de l’année dernière est sorti en Espagne votre dernier film, España, la primera globalización, inspiré du roman d’Elvira Roca Barea, Imperofobia y leyenda negra. Ce documentaire a été un succès au box-office espagnol avec 70 000 entrées vendues. Va-t-il également sortir en France ?
J’aimerais beaucoup, mais ce n’est pas facile…J’ai eu l’idée de faire le film après la lecture du livre d’Elvira. Elle nous a beaucoup aidés, à tel point qu’elle est devenue une amie. Après avoir été distribué dans de nombreux pays d’Amérique latine, le film est actuellement en salle aux États-Unis. À présent, il est largement diffusé au niveau associatif et au sein des écoles et il est passé à plusieurs reprises sur la télévision publique espagnole, avec à chaque fois, un grand nombre de spectateurs.
Crédits photos : José Luis López-Linares © Javier Barbancho
Retrouvez ici notre chronique du film L’Ombre de Goya.
FICHE DU FILM
- Titre original : L’Ombre de Goya
- De : José Luis López-Linares
- Avec : Jean-Claude Carrière
- Date de sortie : le 21 septembre 2022
- Durée : 1h30 min
- Distributeur : Epicentre Films