C’est à quelques encablures du Canal Saint-Martin, un lieu source d’inspiration pour de nombreux cinéastes et artistes, que nous avons rencontré l’actrice et désormais également réalisatrice Itsaso Arana pour évoquer Les filles vont bien, son premier long métrage. Une nouvelle page qui s’ouvre dans la carrière de cette mordue de cinéma et de théâtre ! Avec Les filles vont bien, elle nous plonge avec fraîcheur et délicatesse au cœur d’un groupe d’actrices préparant une pièce de théâtre
Vous avez commencé par le théâtre avec votre compagnie La Tristura avant de vous lancer au cinéma comme actrice et même comme scénariste aux côtés de Jonás Trueba sur Eva en août. Aujourd’hui, vous passez à la réalisation. Quels ont été les plus grands défis que vous avez dû relever dans cette nouvelle étape de votre carrière ?
Le défi le plus important pour moi a été de me projeter dans ce rôle de réalisatrice. Je viens d’un petit village et j’ai grandi au sein d’une famille qui n’a rien à voir avec le cinéma. Pour moi, le cinéma a été toujours quelque chose de glamour, de lointain, qui se faisait quelque part ailleurs…
Passer à la réalisation a été un long chemin car j’ai toujours créé de façon collective ou à minima en couple. Jusqu’à présent, je n’avais jamais signé quelque chose toute seule. Ça implique d’être responsable d’un projet artistique de son commencement à sa fin, d’assumer la charge de collaborateurs qui participent au projet et d’avoir le courage de demander tout ce dont on a besoin ou envie.
Lorsque j’ai fait le pas, j’ai rapidement compris pourquoi je ne l’avais pas fait auparavant. Il y a une sorte de peur de s’exprimer, de se battre pour ce à quoi l’on croit… Et peut-être d’accepter le fait qu’en tant que leader, je ne serai jamais quelqu’un de dur, qui prend ses décisions de façon unilatérale. Finalement, je sais que je vivrai toujours dans une sorte de frémissement permanent, mais qu’à partir de ce frémissement, de belles choses peuvent surgir.
Dans Les filles vont bien, vous dépeignez l’univers d’un groupe d’actrices, également amies dans la vie, qui prépare une pièce de théâtre à la campagne. D’une certaine façon, votre film est comme un documentaire dans une fiction, car vous-même et les actrices du film vous connaissez bien… Comment s’est déroulée la collaboration avec Irene Escolar, Bárbara Lennie, Itziar Manero et Helena Ezquerro ?
Effectivement, je n’ai pas eu besoin de faire un casting pour ce film. J’ai juste fait appel à deux femmes que j’aime beaucoup et qui sont des actrices que j’admire profondément. Je les ai invitées à faire partie de cette nouvelle aventure. Je dis toujours que pour moi, ces actrices sont irremplaçables, même si malheureusement, en tant qu’actrice, on se sent souvent remplaçable. Je pense qu’elles ont reçu cette invitation en tant qu’artistes mais aussi en tant que personnes.
Et puis, cette facette du film qui oscille entre documentaire et fiction est un point particulièrement important pour moi. C’est un film très écrit, mais très écrit grâce at à travers les expériences qu’elles ont elles-mêmes apportées. Dans un premier temps, j’ai filmé des interviews de mes actrices sur les différents sujets que je souhaitais traiter. Puis, grâce à cette matière, j’ai pu écrire le scénario. On peut dire que j’ai construit des personnages faits sur mesure pour chacune d’entre elles.
Au final, j’ai le sentiment que ce qu’elles m’offrent est sacré, quelque chose de très précieux, qu’elles doivent être certaines de vouloir partager. C’est quelque chose de très fragile, de très intime, mais qui est destiné à être enregistré et vu par la suite par de nombreuses personnes.
« Je pense que lorsque vous voyez mourir quelqu’un que vous aimez, il y a une dimension du vivant, du miracle, de l’exception qui fait que nous parlons ici en ce moment, que vous ne négligez plus et que vous n’oubliez pas. C’est cette leçon de vie que j’ai voulu retranscrire dans mon travail »
Alors qu’Eva en août était un film introspectif et individuel, vous réalisez ici un film choral qui reflète l’énergie du collectif. Qu’est-ce que le groupe vous apporte en tant qu’artiste ?
J’aime que vous me posiez cette question car tout le monde ne perçoit pas la dimension chorale du film, qui est pourtant évidente pour moi. Ce n’est pas facile de faire un film avec cinq actrices où chacune a sa propre autonomie et personnalité. Pour moi, les groupes sont une aspiration, mais c’est aussi un territoire qui a toujours suscité beaucoup de terreur en moi. J’ai une sorte d’amour-haine avec l’idée du groupe, je tends plus vers l’intimité des deux, le tête-à-tête.
Pourtant, je pense que dans le groupe, la personnalité s’exprime de manière plus forte. J’aime l’idée qu’il existe des groupes dans lesquels l’identité n’a pas besoin d’être protégée, qu’elle peut être naturellement exposée sans crainte. C’est quelque chose de bienvenu car c’est très difficile de créer des assemblées et d’être capable de créer dans un groupe.
Je viens de la création collective, tout ce que j’ai fait à l’époque de mes vingt ans vient de là, de cette sorte de discussion au sein du collectif théâtral dans lequel j’ai été formée et que je considère comme mon école. J’ai appris à parler en public, à montrer et à partager mes idées. En fin de compte, le partage nous rend meilleurs. Même si ce n’est pas toujours facile, cela vaut la peine d’essayer.
Dans le film, vous abordez des thèmes profonds tels que l’amour, la mort, la maternité, le jeu d’acteur et le processus créatif. Comment ces thèmes ont-ils émergé au cours de l’écriture du scénario ?
Pour moi, c’est important. C’est comme ça que je travaille dans tous mes films, j’ai besoin de cette authenticité, de cette vérité qu’apporte le vécu. Plusieurs de ces thèmes sont au cœur de l’histoire. Le film est aussi le fruit d’une expérience personnelle. Je suis issue d’une famille de femmes et j’ai assisté à la mort de mon père. Et comme je le dis dans le film, il semble que les gens meurent plus vite au cinéma. Dans la vraie vie, la mort arrive quand elle arrive. Nous avons passé une semaine toutes ensemble autour de ce lit.
C’est une expérience très difficile et en même temps très revitalisante, même si cela peut paraître choquant de le dire. Je pense que lorsque vous voyez mourir quelqu’un que vous aimez, il y a une dimension du vivant, du miracle, de l’exception qui fait que nous parlons ici en ce moment, que vous ne négligez plus et que vous n’oubliez pas. C’est cette leçon de vie que j’ai voulu retranscrire dans mon travail.
En même temps, l’image de toutes ces femmes enfermées dans cette pièce qui attendent la mort m’a rappelé toutes ces histoires victoriennes qui m’ont nourrie ou des œuvres comme La maison de Bernada Alba. J’ai rapidement voulu écrire une histoire. J’ai d’abord écrit une pièce sur des femmes autour d’un lit, puis j’ai réalisé que ce que je voulais faire, c’était un film.
Il y a aussi des moments simples et légers où l’on profite de la vie, où l’on rit, où l’on plaisante, où l’on se baigne dans une rivière, où l’on va danser dans une fête au village d’à côté… Tout se passe en été à la campagne…
Pour moi, il était très important de ne pas être solennel et de trouver un ton léger. Le fait que le film se déroule en été y contribue. C’est ma période préférée de l’année, peut-être parce que je suis née en été et que j’ai l’impression que l’été est une période de grande créativité. Nous avons déjà plaidé pour l’été avec Eva en août… (rires) En fin de compte, je ne sais pas pourquoi les choses fonctionnent mieux pour moi en été.
Quant à la campagne, il est amusant de constater qu’en Espagne, il est très à la mode de retourner y vivre. Il y a comme une nouvelle idylle avec l’idée du retour à la nature. Mais je pense que dans ce film, il n’y a pas de fantaisie campagnarde absolue, même si je me nourris évidemment de la nature.
Nous sommes à Astorga (León), la maison est belle, mais le cadre n’est pas l’endroit le plus vert et le plus incroyable d’Espagne non plus. Pourtant, je pense que la volonté de partager, la passion d’interpréter rendent l’endroit plus beau qu’il n’est véritablement. Ce n’est pas un film qui idéalise la campagne en tant que telle car les protagonistes sont des citadins qui cherchent avant tout un lieu reculé pour passer un moment ensemble.
Dans un sens, pourrait-on dire que votre film est un hommage au théâtre et à l’interprétation ?
Je dis toujours que le théâtre est un amant très exigeant. J’ai donné toute la décennie de mes vingt ans au théâtre. J’ai voyagé dans de très nombreux pays et j’ai toujours porté la scénographie. C’est un art très physique, mais aussi très éphémère.
Lorsque vous rencontrez quelqu’un et que vous lui dites que vous faites du théâtre, vous n’avez rien à lui montrer, contrairement au cinéma qui est comme une lettre envoyée vers le futur et qui vous survivra. Le cinéma a ce double aspect, sombre et merveilleux. Je sens que le cinéma est encore quelque chose d’exotique pour moi, c’est une conquête. Dans mon cas, le théâtre est mon école et une passion qui a dominé ma vie.
Je pense qu’il est très difficile de représenter le théâtre au cinéma, ce sont comme l’eau et l’huile, ils ne se mélangent pas. Le film est plus une tentative de générer une situation vitale, où la vie s’accélère.
D’une certaine façon, le film est un hommage au jeu d’acteur et peut fonctionner comme un humble traité sur l’interprétation, car il y a de nombreuses couches de fiction, de nombreuses formes, de nombreuses textures pour incarner un personnage. Certains moments sont plus improvisés, d’autres plus littéraires, plus théâtraux, plus comiques ou encore plus sacrés.
Quels sont les artistes ou qui vous ont inspirée pour faire le film ?
Ils sont nombreux ! Il y a une cinéaste française que j’adore, Sophie Letourneur. Mon film est assez éloigné de son cinéma, mais il y a une liberté dans la représentation de la figure féminine qui m’attire beaucoup.
Bien sûr, Céline Sciamma et son Portrait d’une jeune fille en feu m’ont également beaucoup inspirée, en particulier sa façon de traiter cette époque avec une touche contemporaine, ça m’a beaucoup impressionnée.
Il y a aussi un cinéaste, Matías Piñeiro, qui réalise des films avec un casting régulier d’actrices sur les pièces de Shakespeare que j’adore également. J’aime aussi la façon dont Albert Serra traite ses films d’époque d’une manière quasi méta-cinématographique, presque postmoderne, je le trouve aussi très inspirant.
Mais ma plus grande référence, sans nul doute, c’est Jonás Trueba. C’est avec lui que j’ai appris à faire des films de façon humaine, d’une manière « posibilista », à petite échelle, avec un budget limité, mais en pratiquant une sorte de luxe du pauvre, car au final, je pense que j’ai eu tout ce dont j’avais besoin pour faire ce film.
Il y a quelque chose au niveau de l’intimité, de la fraîcheur dans le travail qu’il aurait été impossible d’atteindre avec un système de production plus industriel. Et surtout, sur le plan philosophique, il y a quelque chose dans les films de Los Ilusos, qui sont les producteurs du film, tout comme dans le cinéma de Jonás, qui ont été ma plus grande source d’inspiration quand il m’a fallu me projeter en tant que réalisatrice du film.
Quels sont vos prochains projets ?
Je viens de tourner avec Jonás Trueba un film qu’on a coécrit à trois avec l’acteur Vito Sanz et que nous avons terminé il y a quinze jours, intitulé Volveréis. C’est une comédie sur un couple. Nous sommes devenus des experts pour traite des sujets profonds, mais toujours avec légèreté…(rires)
Je reviens également au théâtre avec ma compagnie au Centro Dramático Nacional. La première de cette pièce intitulée Así hablabamos aura lieu en février 2024.
Retrouvez ici notre chronique du film Les filles vont bien.
Crédits photo principale : Itsaso Arana © Arizona Distribution