Après Les Repentis, relatant le parcours d’une femme souhaitant rencontrer les bourreaux de son époux, Icíar Bollaín signe avec L’Affaire Nevenka un film poignant qui rend justice à Nevenka Fernández et à toutes les victimes de harcèlement. Dans cet entretien passionnant, la réalisatrice madrilène évoque la genèse du film, sa rencontre avec la vraie Nevenka ainsi que la méfiance à l’égard de la parole des femmes.
L’affaire Nevenka a été le premier #MeToo espagnol, mais c’était aussi la première fois qu’un homme politique était impliqué dans une affaire de harcèlement sexuel en Espagne. Pour quelles raisons avez-vous choisi de porter cette histoire au cinéma ?
Il y a de nombreuses raisons. Déjà, il s’agit d’une histoire impliquant un homme très puissant. Pour Nevenka, l’affronter, c’était rompre avec tout, briser toutes les règles. C’est précisément à cause de ça que Nevenka s’est retrouvée très seule du début à la fin de cette affaire, même lorsqu’elle a gagné le procès.
De plus, raconter cette histoire qui a plus de vingt ans a en quelque sorte un effet miroir. Avec le recul, il est difficile de comprendre la dureté des médias envers elle et le procès médiatique parallèle qui s’est tenu. Ainsi, de nombreuses questions se posent : comment traitons-nous les victimes de harcèlement ? et que savons-nous du harcèlement et du consentement de nos jours ?
À l’époque, elle-même n’avait qu’une vague idée de ce qu’était le harcèlement lorsqu’elle en a été victime. Actuellement, nous savons mieux de quoi il s’agit, mais c’est encore un sujet largement méconnu. D’une manière générale, nous ne connaissons pas très bien les rouages du harcèlement.
Comment s’est déroulé le processus de documentation du film, compte tenu du fait que l’affaire Nevenka a été fortement médiatisée et qu’il y a eu un procès judiciaire ?
En effet, comme l’affaire a été très médiatisée et qu’il y a eu un procès, nous avons eu beaucoup d’informations. En 2004, l’écrivain Juan José Millas a également écrit un livre sur l’affaire. Il a contacté Nevenka et a réalisé avec elle une série d’interviews. Le livre est vraiment fabuleux et a clairement été notre point de départ. Ensuite, nous sommes allés aux sources. Nous avons beaucoup parlé avec Nevenka, avec sa famille, avec son psychologue, avec son avocat. En fait, l’avocat nous a donné accès aux documents qu’il avait préparés pour le procès. Ensuite, nous sommes allés sur place, à Ponferrada pour rencontrer les témoins, les personnes qui ont vécu l’affaire. C’est avec tout cela que nous avons construit le film.
« Quand j’ai rencontré Nevenka, ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’elle n’avait rien à voir avec le portrait social qui avait été fait d’elle. C’est une femme douce, intelligente et humble. »
Lorsque vous avez rencontré Nevenka Fernández, qu’est-ce qui vous a le plus impressionné chez elle ?
Quand j’ai rencontré Nevenka, ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’elle n’avait rien à voir avec le portrait social qui avait été fait d’elle. C’est une femme douce, intelligente et humble. Elle est aussi très brillante et a d’ailleurs actuellement un statut de cadre supérieur. Quand elle a été élue conseillère municipale, elle sortait de l’Université et avait une excellente formation mais tout a mal tourné. En définitive, elle n’a rien à voir avec l’image qui a été projetée d’elle.
Cela se reflète très bien dans le livre de Juan José Millas. Quand on le lit, la vraie Nevenka ressort au fil des pages. Pour moi, la rencontrer en personne et voir sa véritable nature, si loin de l’image véhiculée par les médias et une partie de ses concitoyens, a été très impressionnant.
Il est également très impressionnant de réaliser que le fait de porter plainte contre le maire était pour Nevenka un cri de survie. À l’époque, on a dit qu’elle se vengeait du maire, alors que la vérité, c’est qu’elle cherchait simplement à survivre. D’ailleurs, elle l’a même exprimé à des nombreuses reprises : « Je me suis sauvée parce que j’ai parlé. » Sinon, elle serait probablement morte.
Nevenka est interprétée par Mireia Oriol qui se glisse parfaitement dans ce rôle de femme psychologiquement brisée, mais qui parvient néanmoins à trouver la force de faire un procès à son agresseur…
En effet, il était difficile de trouver une telle combinaison, mais Mireia a su incarner parfaitement ces deux facettes. C’est un personnage d’une certaine complexité. D’un côté, on retrouve une femme complètement broyée par la situation de harcèlement qui subit. Et puis, au milieu de cette souffrance, elle décide de passer à l’action, de faire une conférence de presse et finalement de porter plainte. Mireia est une actrice très douée. C’est quelqu’un qui transmet beaucoup de vérité dans son jeu. Elle est bouleversante dans le rôle de Nevenka.
Le film est construit comme un thriller qui révèle la peur et la souffrance de Nevenka. Pourquoi ce choix ?
Avec ce film, je souhaitais raconter deux choses. D’abord, lorsque nous écrivions le scénario avec Isa Campo, ma collaboratrice, nous cherchions à nous retrouver dans la situation de Nevenka. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de films qui abordent en profondeur les rouages du harcèlement. Pour nous, il était très important de le faire. Nous voulions raconter ce qu’est le harcèlement. Et parce que la personne harcelée ne part pas, ce qui est toujours reproché aux victimes : pourquoi n’es-tu pas partie ? Et nous voulions répondre à cette question.
Et en même temps, il y a beaucoup de pression de l’extérieur, il y a tout un réseau que cette personne est en train de construire et il fallait également montrer cet aspect-là dans le film. Montrer l’attitude de ces gens-là qui sont témoins du harcèlement de Nevenka, qui peuvent très bien s’imaginer ce qu’il y a derrière mais ne font rien pour l’aider.
Le personnage de l’homme politique, Ismael Álvarez, est interprété par l’acteur Urko Olazábal, qui fait également une excellente interprétation de cet homme politique charismatique mais agresseur. Comment avez-vous préparé ce rôle avec lui ?
Les harceleurs ont véritablement deux visages. Ces sont des gens charismatiques, très populaires et en même temps des individus très manipulateurs et cruels. C’est leur façon de fonctionner. C’est pour cela qu’ils sont très dangereux.
J’avais déjà travaillé avec Urko Olazábal, dans mon film précèdent, Les Repentis, où il incarnait aux côtés de Luis Tosar un membre de l’E.T.A. Je savais qu’il pouvait interpréter un assassin, une personne sans scrupules avec un côté obscur, mais pour ce film, j’avais besoin de savoir s’il pouvait également interpréter quelqu’un de séducteur. On a travaillé ensemble cet aspect-là. Avec ce personnage, il s’est littéralement jeté à l’eau. Il a réussi à trouver le bon ton en se focalisant sur l’aspect manipulateur du personnage.
Lors du procès, les mots du procureur révèlent une grande misogynie et accusent clairement la victime. Ils sont repris à l’identique dans le film. Pourquoi les avoir laissés tels quels ?
Il était important de les laisser à l’identique. Cela montre l’état d’esprit du procureur, sa misogynie, son mépris de classe. Parfois, dans la vie réelle, il arrive des choses qui sont tellement choquantes qu’on ne peut pas les imaginer ou les inventer.
Où le tournage a-t-il eu lieu et avez-vous pu tourner à Ponferrada, la ville où tout s’est passé ?
Les intérieurs ont les a faits à Bilbao pour des questions budgétaires. Les extérieurs ont quant à eux été filmés à Zamora. Nous avons demandé les permis pour tourner à Ponferrada, mais nous n’avons pas eu de réponse… À Zamora, tout s’est très bien passé. C’est une ville de même taille que Ponferrada, mais elle fait plus urbaine car finalement, Ponferrada est un village qui s’est beaucoup développé et Zamora est une vraie ville, une capitale de province.
D’une certaine façon, votre film offre à Nevenka un soutien qu’elle n’a pas trouvé dans la rue auprès de ses concitoyens. Beaucoup d’entre eux l’ont jugée coupable même si elle a gagné le procès…
Je pense que, d’une part, l’atmosphère misogyne qui régnait à l’époque n’a pas aidé. Et d’autre part, le traitement de l’affaire par les médias n’a pas non plus aidé. Ils ont tous parlé de Nevenka comme une jolie jeune fille un peu suspecte qui décroche un emploi sans grande expérience et a une liaison avec le maire. Elle fut perçue comme une arriviste.
Ensuite, il y a une chose terrible, c’est le manque de crédibilité que nous, les femmes, avons parfois. Il est très choquant de remettre en question une victime et, en fait, cela arrive encore. Je ne pense pas que les gens se rendent compte de la difficulté qu’implique de se lancer dans un procès judiciaire. J’ai lu les rapports d’enquête et les rapports des experts psychologiques pour voir si le discours de Nevenka était cohérent. Ce sont des heures et des heures d’entretiens au cours desquels ils posent des questions et procèdent à des contre-interrogatoires. C’est toute votre intimité qui est dévoilée. L’idée que quelqu’un puisse se présenter devant un tribunal sur un mensonge est invraisemblable. C’est un véritable chemin de croix. En fait, seuls 8 % des viols sont signalés. Dans nos sociétés, le manque de crédibilité envers les femmes est un bien triste constat. Déjà, depuis Eve, nous sommes suspectes. On peut dire que c’est quelque chose de biblique.
Retrouvez ici notre chronique de L’Affaire Nevenka d’Icíar Bollaín.
Crédits photo principale : Portrait d’Iciar Bollain © Epicentre Films