Entre Paris et les États-Unis, Lisa-Kaindé et Naomi d’Ibeyi ont entamé un véritable marathon promo dans la foulée de la sortie de leur impeccable troisième album, Spell 31. En dépit d’un emploi du temps particulièrement chargé, Lisa-Kaindé a trouvé un moment pour répondre à nos questions. L’occasion idéale d’en apprendre davantage sur le processus créatif de ce formidable album avec une jeune femme aux idées claires, débordante d’enthousiasme et au cœur énorme. Merci pour ce moment !
QTP – Entre Ash et Spell 31, quatre années se sont écoulées. Ce hiatus était-il nécessaire pour Ibeyi afin de développer de nouvelles idées, de nouvelles façons de travailler ?
Après Ash, on a d’abord tourné dans le monde entier et ça nous a pris deux ans. Et puis le Corona est arrivé et on s’est tous arrêtés. Comme tout le monde, on a dû rester à la maison, mais en regardant en arrière, on s’est rendu compte que cette pause a beaucoup inspiré l’album, c’est comme ça qu’on a pu se concentrer sur beaucoup de choses, soigner beaucoup de choses qu’on n’avait pas pris le temps de soigner. Et aussi célébrer beaucoup de choses qu’on n’avait pas pris le temps de célébrer car on a eu le temps de regarder en arrière et d’être heureuses de ce qui s’était passé avec Ibeyi. Ces deux années ont vraiment inspiré l’album, il parle de healing, de se faire du bien et de célébration.
Naomi souhaitait cette fois-ci faire l’album différemment et elle est partie en studio seule avec Richard Russell, notre producteur et on s’est tous retrouvés plus tard. En fait, ils ont fait des prods avant même d’écouter mes chansons, ce qui fait qu’ils étaient très libres, ils se sont amusés et les prods partaient dans tous les sens… Mais du coup, les chansons ont dû s’adapter aux prods et non l’inverse. C’était très beau de voir ça, les chansons ont dû prendre du muscle et c’est pour ça qu’on a le meilleur équilibre entre Naomi et moi, entre son monde et mon monde, le meilleur équilibre qu’on ait jamais eu dans tous nos albums
Spell 31 est un titre d’album plutôt énigmatique. Quelle est son origine et que symbolise-t-il pour vous ?
Spell 31, c’est une des incantations que l’on trouve dans le Livre égyptien des morts. Quand on est en studio avec Richard, on apporte toujours des livres et lui aussi. Ils sont là, par terre, avec nous, et des fois on les ouvre… Ce sont des livres qui ont inspiré des chansons et on les partage. On était en train de travailler sur Made of Gold, c’était le deuxième jour de studio et on parlait de tout ce savoir de nos ancêtres que l’on a perdu, à cause de la colonisation, et aussi le savoir des sorcières, qui étaient avant tout des guérisseuses, mais qu’on a perdu car elles ont été brûlées…
« Quand Naomi et moi, on a lu cette incantation à voix haute, j’ai tout de suite su que l’album s’appellerait Spell 31… »
Ce sont des savoirs qu’on a perdus et auxquels on ne peut plus se connecter. Je parlais de tout ça et Richard nous a demandé d’ouvrir le Livre égyptien des morts qu’il avait apporté. On l’a ouvert et on est tombées sur l’incantation 31 : « Ô toi qui utilise ta bouche contre ma magie, elle m’a été donnée dans une ligne infinie, si le ciel contient les étoiles, je contiens la magie. » Quand Naomi et moi, on a lu cette incantation à voix haute, j’ai tout de suite su que l’album s’appellerait Spell 31. J’ai dit à Naomi, Made of Gold, elle est sur ça, sur cette connexion à nos ancêtres, sur le pouvoir qu’ils peuvent nous transmettre…C’était une évidence, notre album s’appellerait Spell 31 et on a eu le sentiment qu’on étaiet prêtes à le faire tout en étant protégées par cette incantation.
Est-ce qu’une des difficultés dans la production de cet album, ça n’a pas été de tailler dans toutes ces idées, dans tous ces beats et ces mélodies que vous avez imaginés pendant quatre ans ?
Oui, c’est vrai, chez Ibeyi, il y a beaucoup d’idées…Naomi, quand on est arrivées en studio, elle a dit « je ne souhaite pas faire d’album ». Je crois que c’était pour elle une façon de se libérer de l’idée de faire des chansons qui soient cohérentes les unes avec les autres. C’est vrai que quand on arrive en studio et qu’on est libre de faire les chansons que l’on veut, qui explorent plein de styles différents, on risque de se retrouver avec un album pas cohérent… Mais en même temps, si on essaie de faire des chansons qui sont toutes cohérentes les unes avec les autres, on peut louper des chansons merveilleuses… C’est comme essayer de brider un cheval qui veut aller au galop…
Alors on s’est amusées à faire des chansons qui allaient vers plein de styles de musiques, et ce qui est assez magique, c’est qu’au bout d’un moment, même si Naomi avait dit qu’elle ne voulait pas faire d’album, toutes ces chansons ont commencé à s’aimanter les unes aux autres… Beaucoup de chansons qu’on a faites ne sont pas dans l’album. En fait, plus on les jouait, plus celles qui devaient être dans Spell 31 s’attachaient les unes aux autres. Les autres chansons, même si on les adore et qu’on les sortira un jour, elles ne faisaient pas partie de cet ensemble, ça se sentait clairement… Alors petit à petit, on a commencé à les éliminer. Ça fait un peu mal au cœur, mais elles ne faisaient pas partie de cette série là…Au bout d’un moment, on est arrivées aux dix chansons de Spell 31 et à chaque fois qu’on essayait d’en enlever une, on ne pouvait pas, ça rompait une balance, un équilibre, donc on les remettait. C’est comme ça qu’on a su qu’on tenait notre album, quand les chansons étaient impossibles à enlever, quand elles étaient toutes nécessaires…
Vous avez de nouveau travaillé avec Richard Russell. Comment se passent les sessions en studio avec lui concrètement ?
Les sessions en studio avec Richard sont des moments extraordinaires. Ce sont des moments très particuliers, on est ensemble Richard, Naomi et moi, ainsi que Joe, qui est l’ingénieur du son. On a travaillé dans deux lieux différents, dans la maison de Richard, dans la campagne londonienne, où on est dans une chambre en face du jardin. On y jouait de 9h30 du matin à 6 heures du soir. Ce qui est génial quand on est là-bas, c’est qu’on vit ensemble, on prend notre petit déjeuner ensemble, on dîne ensemble et le soir, on regarde un film ensemble ou on discute près de la cheminée…Ce qui se passe finalement, c’est que tous ces moments de vie, toutes nos conversations, vont influencer l’album, le film qu’on va voir va influencer l’album, même ce qu’on va manger, je crois ! C’est ça qui est très beau quand on est à la campagne avec lui, c’est que tout devient une art performance.
Et puis, il y a l’autre studio, à Londres, où on a enregistré tous nos albums. Il est situé dans une petite maison et quand on monte l’étage pour arriver au studio, il y a juste une pièce, sans séparations. On est tous ensemble, ce qui veut dire que si l’un d’entre nous éternue pendant une prise, on va l’entendre sur l’enregistrement. C’est un endroit très beau, très cher à notre cœur…Enregistrer de la musique avec Richard, c’est toute une expérience, on rigole, on écoute de la musique, on parle, on débat et puis on essaye, on explore plein de choses, qui marchent, qui ne marchent pas, mais on cherche et c’est ça qui me plaît le plus…
Dans votre album, aucun featuring clinquant, mais de vraies claques artistiques à chaque fois qu’un invité passe la porte du studio. Vous nous parlez de ces collaborations ?
Ça a été pour nous des moments très beaux, des moments de connexion vrais. Naomi et moi, on est sur la même longueur d’ondes, on n’a pas envie d’avoir un featuring juste pour avoir un featuring, on a vraiment envie que ce soit un moment expérimenté qui soit beau. Pour Pa Salieu, c’était extraordinaire, Naomi connaissait bien sa musique, moi un peu moins, mais surtout on ne le connaissait pas personnellement…Un jour, Richard Russell part acheter un café et rencontre le manager de Pa Salieu. Ils discutent et deux jours plus tard, Pa Salieu était en studio avec nous. Il n’y a rien eu à se dire, on lui a fait écouter Made of Gold et c’était celle-ci. Il l’a écoutée cinquante fois puis il nous a dit « je suis prêt » et a commencé à écrire. On se ressemble, on a quelque chose de très similaire dans notre connexion avec notre culture et dans notre connexion avec la musique. C’était très beau, quand je me rappelle cette session, je souris.
Il y a aussi eu Jorja Smith, qui est une amie et qui était juste venue écouter les chansons. Elle a entendu Lavender and Red Roses et nous a dit qu’elle l’aimait vraiment bien, alors on lui a répondu que le micro était juste là et qu’elle pouvait y aller si elle voulait. Et elle y est allée ! Ce qui était très beau, c’est qu’elle n’a pas fait de couplet, elle a juste chanté des harmonies avec nous. Du reste, personne n’a de couplet sur cette chanson, on chante toutes ensemble. C’est quelque chose d’assez intime, finalement, et ça reflète notre relation dans notre vie privée.
Ce qui est dingue, c’est qu’en écoutant Rise Above, c’est elle qui nous a branchées sur Berwyn…On le connaissait déjà d’un autre projet, alors on l’appelé et il est venu. On a écouté la chanson, puis on en a écouté d’autres. Pendant qu’il écoutait les autres chansons, il rédigeait son couplet…Quand on a fini de tout écouter, il a dit, c’est la première, il s’est levé, s’est mis au micro et a « rappé » son couplet. En une prise, c’était dans la boîte. C’était une expérience extraordinaire, d’une intensité et d’une rapidité folle, un très beau cadeau qu’il nous a fait.
Ce nouvel album est aussi celui où vous semblez vous être véritablement trouvées en tant que duo, avec un équilibre parfait entre mélodies, harmonies vocales et rythmes. Sister 2 sister, un titre sur lequel vous exprimez tout votre amour et vos différences l’une par rapport à l’autre en est assez révélateur : le beat impose clairement la mélodie, mais celle-ci se crée aussi son propre espace de liberté, via vos harmonies vocales sur le pont et le chorus…
Oui, ça a toujours été notre objectif. Sur cet album, Naomi chante même plus que moi alors qu’elle ne chantait qu’une chanson sur les autres albums. Sur Spell 31, les rythmes et la production tiennent une place beaucoup plus importante et c’est pour ça que l’équilibre est meilleur. C’est quelque chose qu’on a toujours essayé de trouver et qu’on essayera toujours de trouver, chaque album sera encore plus équilibré entre son monde et mon monde.
Sister 2 sister, pour moi, c’était une chanson primordiale. On n’avait jamais vraiment pris le temps de célébrer le fait qu’on soit jumelles, qu’on soit sœurs, et pourtant, cette aventure existe parce qu’on est sœurs. Avoir fait une pause, avoir regardé en arrière et vu tout ce qu’on avait accompli ensemble, on s’est dit qu’il était temps de célébrer ça, d’être fières de ce qu’on avait fait, de s’excuser d’être différentes, de se dire qu’on s’aime !
On a toujours écrit des chansons d’amour pour notre père, pour notre mère, pour notre sœur, pour le monde, mais là, il était important d’avoir cette chanson d’amour pour l’une et l’autre. Maintenant, on va la chanter à jamais, pour toujours. Ça nous a fait du bien de l’écrire, ça nous fait du bien de la chanter et maintenant, on va pouvoir la chanter avec vous !
Los Muertos, magnifique incantation Yoruba qui clôture l’album, invoque toutes celles et ceux qui vous ont accompagnées et vous ont quittées en chemin, votre papa, Miguel Anga Díaz, Rémy Kolpa Kopoul, Prince et bien d’autres encore… Ils vous accompagnent et vous accompagneront aussi longtemps que vous chanterez, grosso modo, jusqu’à votre dernier jour sur terre ?
Oui, ils nous accompagneront jusqu’au bout, mais ils sont surtout là quand on chante. C’était important pour nous de dire leurs noms, de leur dire merci. Ce sont tous des gens qui ont changé notre vie, que ce soit notre père, notre famille, mais aussi Rémy Kolpa Kopoul ou même Gil Scott-Heron… Gil, on ne l’a pas rencontré personnellement, mais son dernier album a été réalisé par Richard Russell et quand on fait de la musique, il est là, il y a plein de photos de lui dans le studio et on se sent proche de lui car Richard était très proche de lui.
Cette chanson, c’était une manière de leur créer un mausolée, c’était notre Taj Mahal musical. En plus, Los Muertos, c’est la reprise d’une idée que notre père avait eu dans un de ses propres albums et on a samplé sa voix. C’est lui qui répète ibaé tout au long du morceau… On voulait que sa voix soit dans l’album, de nouveau immortalisée. Pour nous, les chanter, c’est les célébrer, c’est célébrer notre culture, c’est nous célébrer nous, c’est vous célébrer vous… Ce sera toujours un moment où morts et vivants sont ensemble, dans la joie !
Vous repartez bientôt sur les routes, on imagine que vous avez hâte de monter sur scène pour jouer Spell 31 ! Il y a-t-il encore des pays ou des lieux dans lesquels vous ne vous êtes pas encore produites et où vous rêveriez de jouer ?
Oui, on n’a pas encore joué au Nigéria ! On a joué au Bénin, donc devant les Yorubas, et c’était un sentiment extraordinaire, mais encore jamais au Nigéria. Naomi et moi, on rêve d’y aller et jouer pour tous nos ancêtres et pour tous les nigérians qui sont là. Mais notre rêve, c’est aussi de vous revoir tous, dans le monde entier, de chanter avec vous de nouveau, de sentir cette connexion avec vous, en France et dans le monde entier. C’est ça qui nous fait vibrer et c’est là où j’ai le sentiment que nos chansons prennent toute leur signification.
Retrouvez ici notre chronique de Spell 31.
FICHE ALBUM
- Titre : Spell 31
- Artiste : Ibeyi
- Date de sortie : le 6 mai 2022
- Label : XL Recordings
- Distribution : Beggars France