C’est après avoir visionné des cassettes familiales faites par le père d’une amie qu’Hernán Rosselli a décidé de se lancer dans la réalisation de son nouveau film. Dans Quelque chose de vieux, quelque chose de neuf, quelque chose d’emprunté le réalisateur argentin mêle ainsi ces films familiaux et des images du présent pour raconter l’histoire des Felpeto, une famille qui navigue dans le business de paris sportifs clandestins à Buenos Aires. Rosselli évoque avec nous le processus de réalisation de ce film qui tient sa force des images granuleuses du passé, lui conférant un réalisme saisissant.


Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans les images filmées dans un environnement privé et domestique par le père de votre amie, Maribel, artiste plasticienne ?

Il m’a semblé que l’enregistrement du matériel filmé par Hugo Felpeto transcendait les « films de famille » typiques. Il y avait une mise en scène. Un certain esprit amateur et ludique dans l’utilisation de la caméra. La présence magnétique d’Alejandra Cánepa et la fascination d’Hugo Felpeto. Les mots de passe d’une relation en train de naître. La narration précise de la fondation d’une famille. La cour, le mariage, la première maison, la naissance de Maribel. Et je pense que lorsqu’on prend des décisions concernant la mise en scène, c’est-à-dire lorsqu’on prend des décisions concernant l’espace et le temps, le matériau est plus perméable pour que l’histoire puisse filtrer. Et dans le matériel d’Hugo, il était possible de voir le quartier de mon enfance et l’Argentine d’une autre époque. L’Argentine de mes parents.

À quel moment avez-vous décidé que l’histoire porterait sur les jeux d’argent clandestins organisés autour du sport, si populaires en Argentine ?

Lorsque mes parents se sont séparés, ma mère a travaillé pendant un certain temps comme employée de saisie pour El Chino Sabella, un « banquier » célèbre dans la région – comme on appelle dans le jargon les capitalistes du jeu clandestin – afin d’ajouter quelques pesos au quota de nourriture. C’est donc un monde que j’ai appris à connaître de près, dans une phase de formation, pour ainsi dire.

Mais aussi, lors de mes premières rencontres avec les Felpeto, nous finissions toujours par parler de cinéma. Et surtout de ce que j’appelle les grands classiques des enfants d’immigrés italiens en Amérique. Je veux parler du Parrain, Scarface, Il était une fois en Amérique, The Goodfellas. Et beaucoup de ces films de gangsters utilisent une structure parallèle entre un passé idéalisé, très en phase avec les actes des immigrés, et un présent en crise ou en net déclin. Et le cinéma s’efforce de représenter ces deux temps. Car les appréhender, c’est appréhender le monde. Recherche frénétique de casting, maquillage. Par exemple, Scorsese utilise la technologie 3D dans The Irishman pour rajeunir ses acteurs et représenter le passé. Et ça ne marche pas tout à fait. Je me suis rendu compte qu’il suffisait de faire jouer la famille Felpeto au présent et de rééditer leur passé.

Comment avez-vous convaincu Maribel d’être la protagoniste du film et de jouer « son » personnage de fiction ?

Maribel est une artiste visuelle et a étudié le théâtre pendant de nombreuses années. Je n’ai donc eu aucun mal à la convaincre de jouer. Dès les premières répétitions, elle s’est révélée être une merveilleuse actrice. Elle a une personnalité très communicative. Il est très facile et naturel d’entrer en contact avec la fiction. Il m’a fallu plus de travail pour convaincre Alejandra, qui était occupée par ses affaires et ses engagements professionnels en tant qu’avocate. Mais dès le premier instant, elle a compris que c’était ce dont j’avais besoin. Sa complicité était absolue. Les figures de rhétorique et les détails poétiques qu’elle a utilisés pour évoquer son passé, lors des premières rencontres, son sens de l’humour. D’autre part, Maribel et Alejandra ont toutes deux des années de formation, elles ont littéralement grandi devant la caméra d’Hugo. Pour moi, ce sont deux des meilleures actrices d’Argentine.

« Cette année, pas un seul film n’a été réalisé avec le soutien de l’État. Seuls les films financés par les plateformes, qui ont une vision homogène du langage cinématographique et de leurs attentes commerciales »

Pouvez-vous expliquer la signification du titre de votre film ?

Il évoque une sorte de rituel des jeunes mariées le jour de leur mariage et qui porte bonheur. Le mariage occupe une place particulière dans l’intrigue du film. Une sorte de pacte faustien. Mais cela me semblait aussi montrer que ce film est fait de morceaux. Quelque chose du passé, quelque chose du présent, quelque chose de la vérité, quelque chose de la fiction, quelque chose de la vie des autres, quelque chose de la mienne.

Qu’est-ce qua représenté pour vous la présentation du film à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes ?

C’était un excellent départ. C’était une émotion et un grand privilège dans un contexte difficile pour le cinéma argentin. Il nous a semblé que, dans le cadre du Festival de Cannes, c’était l’endroit idéal pour un film avec ses spécificités. C’est la seule compétition à laquelle nous avons participé et les programmateurs ont été enthousiastes et nous ont soutenus dès le début. C’était très important, car le lancement à la Quinzaine nous a permis de financer la dernière étape.

Comment vivez-vous la situation du cinéma argentin et le manque de soutien de l’ère Milei ?

C’est une situation très difficile. Cette année, pas un seul film n’a été réalisé avec le soutien de l’État. Seuls les films financés par les plateformes, qui ont une vision homogène du langage cinématographique et de leurs attentes commerciales. Et le cinéma indépendant, qui résiste tant bien que mal, heureusement très diversifié. L’année dernière, parallèlement au festival de Mar del Plata, qui a perdu ses directeurs et ses programmateurs, nous avons organisé une vitrine du cinéma argentin appelée Contracampo. Ce fut une démonstration puissante de la diversité et de la spécificité du cinéma argentin, qui est l’une des cinématographies les plus importantes au monde.

Et ce, grâce à la loi sur le cinéma, à la saturation de petits films sur lesquels se construisent les exceptions, mais aussi à l’autogestion des ciné-clubs, des revues cinématographiques, des associations, de la Filmoteca Buenos Aires ou du Museo del Cine, qui promeuvent une diffusion, une discussion et une production alternatives. En Argentine, il existe un cinéma de classe moyenne, voire de classe moyenne inférieure, et c’est vraiment une exception en Amérique latine. Et tout cela a été possible grâce au consensus qui existait entre les principales forces politiques argentines sur l’éducation publique, que le gouvernement Milei est venu contester par des prêches irrationnels mais légitimés par une crise indéniable aggravée par la pandémie et une droitisation globale. Il ne reste plus qu’à résister et à manifester.

Retrouvez ici notre critique du film Quelque chose de vieux, quelque chose de neuf, quelque chose d’emprunté.

Crédits photo principale : Portrait de Hernán Rosselli © Les Alchimistes Films