Pour son premier film, la réalisatrice haïtienne Gessica Généus a choisi de nous plonger dans l’univers féminin de l’île d’Haïti. Tourné principalement en créole, Freda dresse le portrait de femmes courageuses qui se battent face à l’adversité. À travers ces femmes, Gessica Généus nous dévoile les blessures de tout un pays à un moment charnière de son histoire.
Freda, votre premier film, dévoile avec beaucoup de sincérité et de réalisme la situation des femmes haïtiennes. Comment l’idée de parler des femmes d’Haïti vous est-elle venue ?
Tout d’abord, parce que j’ai grandi dans un univers de femmes, avec ma mère et ses copines et aussi mes tantes. Les hommes étaient presque toujours absents ou ils passaient comme ça…vite fait…On les voyait mais on ne savait pas véritablement ce qu’ils faisaient. On était souvent entre nous.
Et puis, en grandissant, j’ai remarqué qu’il y avait cette façon de décrire les femmes sous une forme passive : « Elles subissent toujours, pour elles la vie est dure… » …comme si elles n’étaient pas en action dans leurs vies, comme des personnes dénuées de choix. Pour moi, cette vision était bien loin de la réalité. Ce n’est pas ce que j’ai vécu.
Ça fait longtemps que je pense à Freda, en voyant mon parcours et celui de ma mère. Et je me suis dit que c’était le moment de faire le film. Je voulais montrer les parcours de vie de toutes ces femmes et décrire comment leurs choix de vie les ont marquées. Chacune d’entre elles se trouve à une place différente, en fonction de ses choix. Et ces derniers ne sont pas forcément en accord avec nos valeurs, mais ils ont été en revanche nécessaires au moment où ils ont été pris pour pouvoir avancer.
Les trois personnages principaux, Freda, une jeune idéaliste étudiante à l’université, Esther, sa sœur qui cherche à changer sa vie en se trouvant un mari riche et Jeannette, la mère avec un passé sombre, nous donnent un bon aperçu de la condition des femmes en Haïti. Comment avez-vous construit ces trois personnages ?
Freda et Esther viennent un peu de moi car à des moments très précis de ma vie, je me suis sentie en partie comme ces femmes-là. Dans mon pays, si on te voit comme une femme qui peut potentiellement plaire aux hommes, on va te pousser sur cette voie.
Ma mère à l’époque, après mes études, me disait : « ne t’inquiète pas tu vas trouver un homme qui va s’occuper de toi ». Dans un pays pauvre comme Haïti, c’est même considéré comme un privilège. Les gens pensent que c’est une chance. Personne ne te demande si toi, en tant que femme, tu as d’autres aspirations.
« RESTER EN HAÏTI C’EST METTRE QUELQUE PART NOTRE VIE EN DANGER »
Pour ma part, mon choix était clair mais j’ai hésité à de nombreuses reprises car tu te demandes comment tu peux réussir en faisant du cinéma dans un pays comme Haïti. Mais finalement, l’envie de raconter des histoires s’est révélée plus forte et j’ai décidé de me consacrer entièrement au cinéma.
Alors par moments, j’étais Esther et à d’autres moments, j’étais Freda. Maintenant, j’essaie d’être comme Freda et de faire tout mon possible pour aller de l’avant et croire en l’avenir de mon pays… mais ce n’est pas toujours simple.
Comment s’est déroulé le casting ?
Alors en fait, un peu à la sauvage…Je suis comédienne à la base et dans un premier temps, je voulais jouer le rôle de Freda. Au fur et à mesure que j’écrivais le scénario, j’ai réalisé que ce n’était pas vraiment moi qui pouvais l’interpréter. Surtout par rapport à la couleur de ma peau. Dans mon pays les différentes nuances de couleur de peau font toute la différence. C’est quelque chose dont on parle peu mais c’est aussi fort que le racisme qui peut exister ailleurs. Pour moi, c’est même pire au sens où c’est la personne noire qui va se dénigrer face à une personne qui a une couleur de peau plus claire qu’elle. Pourtant, nous sommes majoritairement tous très foncés de peau…
Dans le film, la pigmentation de la peau de Freda et d’Esther devait être complètement différente car cela marque la condition et le parcours de chaque personnage. D’ailleurs, il n’y a pas qu’en Haïti que l’on vit de cette façon ces histoires de couleur de peau, cela existe aussi dans différentes parties d’Afrique, en Colombie, au Brésil…
Pour revenir au choix des actrices, c’est à cinq jours du tournage que j’ai finalement trouvé Jeannette, la mère. J’avais vu Néhémie Bastien, qui joue aussi dans mon film, dans une pièce de théâtre et elle était extraordinaire. Et c’est quand j’ai vu Fabiola Remy, qui incarne donc la mère, que j’ai compris que le duo avec Néhémie Bastien allait très bien fonctionner.
Le film est principalement joué en langue créole et cela lui donne beaucoup de naturel et de réalisme… c’était une évidence pour vous ?
Oui, bien sûr, c’est la langue d’Haïti ! On le parle dans nos quartiers, dans nos rues. On ne parle pas vraiment français entre nous. Dans les familles, on parle aussi le créole, mis à part les gens très intellectuels et très pointus sur le français. Quand les enfants arrivent à l’école, ils se trouvent confrontés au français pour la première fois. Je ne pouvais pas envisager Freda dans une autre langue que le Créole.
La question de quitter le pays est très présente dans le film. Le frère de Freda part alors que son copain est déjà à Saint Domingue. Freda elle-même est tentée de partir…
C’est une question qui est très présente en Haïti en ce moment, mais c’est aussi le cas dans d’autres pays. Beaucoup d’entre nous se posent plein de questions à ce sujet : continue-t-on de se battre ? Est-ce que cela en vaut la peine ? Que vais-je faire de ma vie avec toute cette précarité ?
En ce moment, nous vivons une période très difficile. D’ailleurs, je me demande si sous la dictature, c’était aussi dur que maintenant. Je ne le sais pas car je ne l’ai pas vécu. J’ai beaucoup d’amis qui sont partis cette année aux États-Unis et en République Dominicaine. Depuis quelques années, les gens partent aussi au Chili et au Brésil.
Nous sommes dix millions à être restés au pays. Et on ne peut pas tous partir. Mais si l’on reste, quel doit être notre attitude par rapport à ce choix ? Ce n’est pas facile de tout laisser, je connais des gens qui sont revenus maintenant, en plein chaos. Ils ne se retrouvent pas ailleurs.
Pour moi non plus, ce n’est pas du tout évident. Rester en Haïti c’est mettre quelque part notre vie en danger.
Le personnage de Freda est construit sur l’idée de traumatisme et de reconstruction. C’est une façon de parler d’Haïti, de comment continuer à être haïtien sur la terre où tes ancêtres ont été assassinés, sur la terre où tu continues à souffrir et où tes compagnons et les gens qui se battent avec toi ont aussi été tués…
Freda est un film qui montre les rues de Port-au-Prince, mais aussi des scènes de concert où les gens dansent et s’amusent, des débats à l’université et même des scènes de vaudou. Il est important pour vous de recréer tous ces univers ?
Oui, parce que notre vie est aussi comme ça. Ce n’est pas une vie bien réglée. Nous n’avons pas le temps en Haïti. Le temps de se poser, de réfléchir, de planifier… Ça n’existe pas. Il y a des sociétés qui fonctionnent comme ça, où les gens n’ont pas le temps. On est toujours pris et la vie te rattrape constamment. C’est avec les autres, à la fac, dans les manifestations, que l’on arrive à exorciser nos problèmes. C’est une sorte de thérapie en mouvement.
Qu’est-ce que cela a signifié pour vous d’être sélectionnée à Cannes dans la catégorie Un certain regard ?
C’était génial ! Tellement surprenant. Je ne m’y attendais pas. Je me rappelle qu’il y a environ quinze ans, un ami m’avait apporté un livre sur Cannes et il m’avait dit « je te verrais bien là-bas ». C’était absurde d’y penser. À l’époque, je ne voyageais pas. J’étais en Haïti. Je n’arrivais même pas à vivre de mon travail de comédienne et je faisais des petits boulots à droite et à gauche pour m’en sortir.
Et un jour, j’ai rencontré Jean-Marie Gigon, le producteur du film. Il m’a dit : « l’année prochaine, on va à Cannes avec ton Freda. » Je n’y croyais pas du tout. Et finalement mon film a été choisi. Et puis, c’était incroyable d’avoir les acteurs avec moi à Cannes. Pour la plupart, ils n’étaient jamais sortis d’Haïti, parfois même de leur quartier. Nous avons vécu des moments inoubliables ensemble. Depuis Cannes, nous avons toujours eu en tête la situation dramatique de notre pays et nous avons essayé de transmettre des ondes positives, une pointe d’optimiste et de bonnes nouvelles.
Retrouvez ici notre chronique de Freda.
FICHE DU FILM
- Titre original : Freda
- De : Gessica Généus
- Avec : Néhémie Bastien, Djanaïna François, Fabiola Rémy, Gaëlle Bien-aimé
- Date de sortie : 13 octobre 2021
- Durée : 1h29
- Distributeur : Nour Films