La grande chanteuse flamenco Estrella Morente sera sur la scène du théâtre du Châtelet le 25 novembre prochain aux côtés du guitariste virtuose Rafael Riqueni. Avec nous, elle revient sur la genèse de ce projet pas comme les autres, un hommage vibrant aux grands maîtres du flamenco tels que La Niña de los Peines ou Niño Ricardo enregistré il y a quelques années alors même que Rafael Riqueni était incarcéré à la prison de Séville.
QTP – Vous serez sur la scène du Théâtre du Châtelet le 25 novembre aux côtés de Rafael Riqueni pour un spectacle nommé Estrella y Rafael, comment décririez-vous ce spectacle en quelques mots ?
La première chose que je souhaite dire, c’est merci pour l’attention et l’accueil réservé à ce travail. Si je devais souligner quelque chose à propos de cette œuvre, ce serait son aspect spontané et tous les sentiments qui ont contribué à la rendre possible dans des circonstances assez extraordinaires. Pour moi, c’était plus que de la musique, c’était une façon d’être libre.
Quels types de flamenco allez-vous présenter au public parisien ? Je crois que vous vous êtes plongés dans près d’un siècle d’histoire du flamenco ?
On pourrait le décrire comme un voyage à travers un siècle d’histoire du flamenco comme vous l’avez dit vous-même. C’est un voyage musical, un hommage, une évocation, un souvenir, un remerciement avec toute notre honnêteté et notre humilité envers nos ainés, envers l’héritage de nos maîtres. C’est le fruit de notre affection et de notre vénération de ces génies que sont La Niña de los Peines et Niño Ricardo.
Aujourd’hui, en 2024, les gens font des choses soi-disant modernes avec des recherches électroniques que je trouve géniales, mais c’est ce que mon père faisait déjà sur Pablo de Málaga où il travaillait sur Picasso, où il a chanté des textes écrits à l’origine par le peintre…
Je respecte tout le monde et apprécie le travail de ces brillants collègues, mais ce qui me semble vraiment moderne, c’est de revenir au vielles sonorités, sans doute les plus rêches, les moins gracieuses… C’est ce qui s’est passé pour ce travail sur l’album Estrella y Rafael, qui a été très particulier, en commençant par le fait qu’il a été enregistré en direct en prison, mais aussi pour cette pochette réalisée par la grande Lita Cabellut, que j’admire pour plein de raisons.
La pochette, comme la musique, est à l’opposé de la norme actuelle, qui consiste à soigner au maximum l’image et à utiliser Photoshop pour rechercher la perfection… C’est tout le contraire… Lita, pendant que nous chantions et jouions, a littéralement versé des seaux de peinture sur nous… Avec sa vision artistique, bien sûr, ce qui s’est avéré être au final une œuvre d’art à part entière.
« Je me considère comme une simple travailleuse de la culture, mais de temps en temps, il m’arrive des choses extraordinaires…. »
De plus, elle nous a ouvert les portes de sa maison et le maestro Rafael Riqueni et moi-même avons eu l’opportunité d’y côtoyer Pino Sagliocco (célèbre promoteur de spectacles espagnol, NDLR), que j’aime et admire aussi beaucoup et qui porte une grande responsabilité dans la réalisation de ce projet. Nous avons vécu quelque chose d’unique, totalement dominé par les forces de la sensibilité et de l’art… Je me considère comme une simple travailleuse de la culture, mais de temps en temps, il m’arrive des choses extraordinaires.
À quelle occasion vous êtes-vous rencontrés avec Rafael Riqueni et comment est née l’idée de jouer ensemble ?
Je connais le maestro Rafael depuis mon enfance… À la maison, nous l’avons toujours beaucoup aimé. Mon père était aux côtés de Rafael dans les bons comme dans les mauvais moments, car nous traversons tous des moments difficiles dans la vie.
J’ai hérité de mon père cette passion pour Riqueni le guitariste, mais aussi pour Riqueni l’ami. Et quand mon père nous a quittés, j’ai continué à suivre Rafael de près. Nous avions déjà dans l’idée de faire quelque chose en hommage à Niño Ricardo et à La Niña de los Peines, mais victime d’une maladie mentale assez grave et auteur de plusieurs délits mineurs, il a été condamné à de la prison. C’est un exemple assez désolant du système judiciaire de notre pays et de la façon dont la maladie mentale est traitée en Espagne.
Quand Rafael est allé en prison, je lui ai rendu visite à plusieurs reprises, ne sachant pas comment l’aider et il m’est venu à l’esprit d’organiser des répétitions et des concerts, ce qui lui permettrait d’être en contact avec sa guitare… Après de nombreuses négociations et autorisations qui ont dû être demandées au ministère de l’intérieur et pour lesquelles mon ami Paco Herrera nous a beaucoup aidés, nous sommes parvenus à organiser une série de concerts dans les différents blocs que compte la prison de Séville.
J’y suis entrée seule, la seule femme dans une prison d’hommes. Même si derrière les barreaux, on ne peut pas recevoir plus d’affection, ils m’ont offert des cadeaux et je me suis approchée pour les prendre au moment où nous empruntions le long couloir qui mène vers la sortie. C’était des fleurs en pâte d’amande… Quelques jours avant, il avait été annoncé que nous allions jouer et c’était devenu un véritable événement dans la prison.
Nous avons répété pendant quelques jours, ce qui a permis à Rafael de reprendre un peu sa guitare… Puis ils l’ont emportée, ce qui a été d’une tristesse absolue… Mais nous nous sommes retrouvés pour chanter Alegría por Taranta Seguirillas… Et les cinq concerts sont arrivés.
Lorsque Johnny Cash a enregistré son disque en prison, il ne purgeait pas de peine, mais dans le cas de Rafael, lorsque nous avons enregistré le disque, il purgeait vraiment une peine de prison. Je crois que c’est un cas assez unique dans l’Histoire de la musique.
On ne peut pas mieux jouer que ce qu’il a fait à l’époque… L’ambiance était si belle que nous n’avions pas l’impression d’être là où nous étions. Les prisonniers ont même fini par jouer des palmas et par chanter les refrains de Morente. J’ai enfreint les règles en montant sur les stalles de l’auditorium où se déroulaient les concerts, me mêlant à eux en chantant et en dansant sur des tangos.
Quand ils applaudissaient, c’était comme si le public de la Maestranza de Séville ou du Châtelet à Paris applaudissait… Soudain, le temps a semblé s’arrêter et nous avons oublié où nous étions et qui nous étions. Nous étions simplement ensemble à chanter et à danser.
Ces sessions ont été enregistrées avec les autorisations de Shelby Técnico, en qui mon père Enrique Morente avait confiance. Au fil du temps, nous avons réécouté l’œuvre et nous ne savions pas où cela allait nous mener. Aujourd’hui, ça a été enregistré et c’est notre album Estrella y Rafael.
Le maestro Niño Ricardo ne pouvait pas être joué avec plus de connaissance, de saveur et de respect que par Rafael Riqueni. C’est un chef-d’œuvre digne d’être écouté par les générations futures.
Rafael Riqueni est l’un des guitaristes les plus admirés du flamenco. Quelle est selon vous sa plus grande qualité, qu’elle soit humaine ou artistique ?
Rafael a beaucoup de qualités et aussi des défauts, comme nous tous, mais sa sensibilité est immense, c’est pourquoi il joue et compose comme il le fait… Mon père Enrique, dont le nom revient encore, a toujours dit que pour être quelqu’un, la première chose est d’être une bonne personne… Au-dessus de l’artiste, du talent, de l’habileté ou du don que tu peux avoir, il faut toujours être une bonne personne. Et c’est ce qu’est Rafael…
Le théâtre du Châtelet possède une salle magnifique, chargée d’histoire, c’est le lieu idéal pour présenter un spectacle tel qu’Estrella y Rafael ?
Pour moi, chaque scène mérite tout mon respect, qu’elle soit grande ou petite, mais il est vrai que ce théâtre est une cathédrale, un temple où je vais avoir l’opportunité d’offrir ma musique en guise de remerciement… Je suis passionnée d’Histoire et cet endroit est magique et sacré pour moi. C’est le destin qui a voulu que ce disque, inspiré par tous les artistes qui nous ont formés, soit présenté dans ce théâtre… Nous ne pouvions pas rêver d’un meilleur accueil en France qu’à travers ce lieu… Je ne peux que dire merci.
Vous avez derrière vous une carrière de près de 25 ans. Comment voyez-vous les 25 prochaines années ?
Ah ! Vraiment ? Ça fait déjà 25 ans ? J’avoue que j’ai toujours eu un peu de mal à définir le début de ma carrière… Comment le mesurer ? Depuis mes premiers concerts en solo ? Ou dès mes sept ans, quand j’ai enregistré une ataranta avec Sabicas et que j’ai collaboré à l’album Misa flamenca d’Enrique Morente ? Comment savoir quand ma carrière a vraiment commencé ?
Je pense que le flamenco évoluera avec le temps, c’est naturel, et je crois aussi qu’il se maintiendra de lui-même car il a suffisamment de force pour cela. En fait, nous avons une nouvelle génération d’artistes merveilleuse, que ce soit pour la danse, la guitare, la percussion ou d’autres instruments. Nos conservatoires sont remplis de musiciens de grand talent, reconnus dans le monde entier, qui proposent un flamenco passé au filtre de la modernité.
Je pense qu’il y a de la place pour tous et que le travail porte toujours ses fruits… Pour moi, il n’y a rien de plus beau que de m’être consacrée à cette profession qui m’a tant donné.
À tous ces jeunes artistes, je leur demande d’être courageux et de miser sur l’expression de ce qu’ils ressentent, d’être libres tout en restant respectueux. Mais toujours libres…
Et plus près de nous, après les représentations d’Estrella y Rafael, quels seront vos prochains projets ?
Les musiciens ne cessent jamais de rêver, du moins, moi, je suis toujours impliquée dans plein de projets différents. Le plus proche et celui qui me fait le plus plaisir est mon disque orienté jazz, avec des collaborations internationales notamment avec des musiciens des Rolling Stones comme Tim Ries ou Bernard Fowler. J’y rends hommage à des artistes comme Billie Holiday, Ella Fitzgerald ou Nina Simone, ce qui me remplit d’enthousiasme. J’espère pouvoir le partager très bientôt.
Mais pour l’instant, je profite de ce projet avec Rafael, c’est un véritable miracle de pouvoir le présenter dans ce temple qu’est le Théâtre du Châtelet et d’avoir la chance de le partager ainsi avec le public parisien. J’espère qu’ils apprécieront.
Ah, et au fait, j’adore Paris !
Retrouvez ici notre chronique du spectacle d’Estrella Morente et Rafael Riqueni.
Crédits photos : Portrait d’Estrella Morente © Lita Cabellut
INFORMATIONS PRATIQUES
- ARTISTES : Estrella Morente & Rafael Riqueni
- DATES & HORAIRES : Le 25 novembre 2024 à 20h
- LIEU : Théâtre de la Ville
- ADRESSE : Théâtre du Châtelet 2 rue Edouard Colonne, 75001 Paris M° Châtelet
- TARIFS : De 8 à 85 €
- RENSEIGNEMENTS : www.chatelet.com