Pour leur premier long métrage, les cinéastes argentins Andi Nachón et Papu Curotto ont choisi de raconter dans Leon (sortie 26.06) l’histoire de Julia, une femme qui vient de perdre sa compagne emportée par un cancer. Elle doit faire face au deuil, mais aussi à l’effondrement d’une vie qu’elles avaient construit ensemble. Avec Andi Nachón et Papu Curotto, nous avons parlé de la perte d’un être cher, de la famille, de la question queer ainsi que de l’accueil fracassant que le film a eu lors de sa sortie en Argentine.   


León aborde le thème de la perte d’un être cher dans une famille queer recomposée et montre comment les difficultés auxquelles les personnages doivent faire face sont encore plus importantes que dans une famille hétéro-parentale lambda…

Nous souhaitions faire un film qui traite de la question queer au sens large, car nous pensons que l’appartenance à une communauté recouvre tous les aspects de notre vie et pas seulement la sexualité. Que ce soit par instinct de conservation ou par préférence, nous avons l’habitude de former des cercles d’appartenance, des mondes qui nous contiennent, où nous nous sentons à l’aise et en sécurité. Ces espaces sont généralement constitués d’amis et de personnes que nous choisissons comme famille.

Il était important pour nous que notre protagoniste soit confrontée non seulement à la perte de son partenaire, mais aussi à la rupture du monde construit entre eux. Perdre un être cher, c’est voir sa vie cesser d’être ce qu’elle était. Julia se bat dans des situations qui ne lui échappent pas, elle reconstruit ses liens et en crée de nouveaux. Nous considérons que c’est une qualité inhérente à la communauté queer, un muscle que nous sommes obligés d’exercer dès notre plus jeune âge. 

Portrait d'Andi Nachón et Papu Curotto

« La première du film a eu lieu dans un contexte complexe de luttes et de revendications contre le gouvernement de Milei et ses politiques de discrédit et d’affaiblissement de la culture »

Le poids du film repose principalement sur Julia, interprétée par Carla Crespo. Comment s’est déroulée la collaboration avec elle ?

Le personnage de Julia a subi de nombreux changements au cours des différentes écritures et réécritures du scénario, dont beaucoup étaient liés à la possibilité, rejetée par la suite, d’une coproduction avec le Brésil. Julia était notre protagoniste et nous voulions un personnage fort, aimant, attachant et non stéréotypé. C’est avec tout cela en tête que nous avons commencé le casting… C’est le personnage que nous avons eu le plus de mal à trouver.

Carla Crespo a une intelligence émotionnelle étroitement liée au physique, ce qui nous a permis d’aborder le personnage par le jeu et le contact avec les autres acteurs plutôt que par l’analyse du texte. Pour nous, le lien avec León (Lorenzo Crespo, ils portent le même nom par pure coïncidence), l’enfant que Julia a élevé, qu’elle aime et qui est sa mère par choix, a été fondamental.

Une répétition entre eux a été particulièrement émouvante : ils ont commencé par jouer à se courir après, à imiter les manières de l’autre comme s’il était leur miroir, en essayant de se ressembler, d’apprendre les gestes.

La répétition s’est déroulée en plusieurs temps et ils ont fini par se fondre dans une étreinte de consolation mutuelle très touchante, l’image qui me vient à l’esprit est celle de personnes à la dérive accrochées à une planche et elle en dit long sur cette mère et ce fils qui ont perdu le pilier de leur existence commune.

Le film se déroule dans le présent mais il y a des images du passé qui s’intercalent comme des souvenirs…

Nous avons voulu faire un film dans lequel le passé est présent, mais pas comme un flashback, plutôt comme quelque chose qui fait irruption, qui ne vous lâche pas, qui ne vous permet pas d’aller de l’avant. La mise à jour de ces images dont on se souvient et qui vous surprennent, principalement dans les moments de grande sensibilité.

Le film se déroule dans les jours qui suivent la mort de Barbi, alors que tout est en désordre et que l’idée de son absence ne s’est pas encore imposée. Le passé qui fait irruption est constitué de petits moments qui ont plus à voir avec les détails de la relation entre Julia et Barbi qu’avec une intrigue parallèle.

Pourquoi avez-vous décidé de situer la majeure partie de l’histoire du film dans un restaurant ?

Pour nous, l’environnement de travail est fondamental. Ce sont des espaces qui occupent une grande partie de notre vie quotidienne et qui sont souvent négligés lorsqu’il s’agit de dresser le portrait d’une personne.

Nous nous sommes intéressés à la gastronomie parce qu’il s’agit d’une activité extrêmement exigeante qui génère des liens forts entre ceux qui l’exercent. En outre, historiquement, dans notre pays, de nombreux espaces étaient et sont encore liés à la communauté queer.

Personnellement, nous pensons que cuisiner et nourrir les autres est un acte d’amour et de dévouement qui mérite d’être représenté. Nous voulions également raconter une histoire dans laquelle le travail n’est pas le seul élément du quotidien, mais aussi l’aspect économique lié au plaisir et aux loisirs et son impossibilité constante dans un contexte comme celui de l’Argentine d’aujourd’hui.

Comment avez-vous travaillé au niveau de la production, en séparant les tâches ou en travaillant ensemble sur l’intégralité du processus ?

Nous nous connaissons et travaillons ensemble depuis de nombreuses années. C’est ainsi que nous avons eu l’idée de créer Hain Cine, notre propre société de production avec Santiago Podesta. Bien que ce soit la première fois que nous coréalisons un film, nous avons pour habitude de parler de nos projets respectifs. En en parlant, nous les pensons ensemble, ils grandissent et prennent forme.

En ce qui concerne León, nous sommes arrivés à la phase du tournage après un très long processus de développement du projet qui nous a aidé à réfléchir et à repenser ce que nous voulions faire et comment l’aborder. Du jeu des acteurs à la configuration de la caméra, nous avons tout décidé ensemble, y compris le long processus de montage.

Il était essentiel pour nous d’arriver sur le plateau avec une vision unique de ce que nous allions faire, car nous n’avions ni le temps ni l’argent pour discuter d’une option ou d’une autre pendant le tournage. Ça a nécessité beaucoup de planification au préalable, mais c’est comme ça que nous avons procédé.  

Comment le film a-t-il été accueilli en Argentine ?

La première du film a eu lieu dans un contexte complexe de luttes et de revendications contre le gouvernement de Milei et ses politiques de discrédit et d’affaiblissement de la culture. Nous avions programmé la première au mythique cinéma Gaumont et quelques jours avant, le président de l’INCAA (Instituto National de Cine y de las Artes Audiovisuales N.D.L.R.), qui répond à Javier Milei, annonçait la fermeture du cinéma et le licenciement massif des travailleurs de l’institut du film.

Cette semaine-là, c’est aussi la marche des universités pour réclamer un budget, une marche massive comme on n’en avait pas vu depuis des années en Argentine. Ce contexte a donné un nouveau sens à la première et un esprit de résistance au film.

León a été très bien accueilli, le public s’est rendu en masse dans les salles pour soutenir la culture et le cinéma national. Le cinéma est redevenu un lieu de rencontre et le fait de pleurer en regardant le film a eu une dimension cathartique qui nous a tous soulagés. 

Pensez-vous que le cinéma contribue à normaliser les situations ?

Nous ne sommes pas tout à fait sûrs de l’utilisation du mot « normaliser ». Nous pensons qu’il est fondamental de raconter ses propres histoires, qui rendent compte d’une grande pluralité de voix. Regarder un film au cinéma est peut-être la chose la plus proche que nous ayons aujourd’hui de raconter des histoires autour d’un feu et il est essentiel que les histoires que nous racontons ne soient pas seulement divertissantes, mais qu’elles racontent aussi nos vies. C’est notre façon de nous raconter, d’être en contact avec les autres, d’être une communauté. Pour nous, le cinéma reste un rituel de communion, c’est ce qui nous anime.

Retrouvez ici notre chronique du film León

Crédits photo principale : Andi Nachón et Papu Curotto © Outplay Films