Il y a 25 ans, Nick Gold et Ry Cooder enregistraient le premier album du Buena Vista Social Club et révélaient au grand public d’authentiques légendes du son. Aujourd’hui, Gianluca Tramontana est l’architecte d’un projet tout aussi renversant, Changüí : The Sound of Guantánamo, véritable plongée au coeur d’une tradition musicale d’une incroyable vitalité.
UNE ODYSSÉE EN TERRES CUBAINES
Pour commencer, pourrais-tu te présenter en quelques mots et nous décrire ce projet dont tu es à l’origine ?
Je suis un journaliste musical et un homme de radio, aux États-Unis, j’ai mon propre show qui s’intitule Sitting with Gianluca. Je suis aussi musicien. Suite à ce projet, je suis également producteur de disques. Changüí : The Sound of Guantánamo rassemble sur 3 CD une cinquantaine de morceaux enregistrés par onze formations différentes, certaines officielles, d’autres improvisées pour l’occasion. À l’exception de deux groupes, aucun n’avait été enregistré jusque là. L’album est accompagné d’un livre de 120 pages incluant des photographies, des cartes, des paroles de chansons, des textes explicatifs ainsi qu’une introduction réalisée par le célèbre musicien latin-jazz Arturo O’Farril ainsi que Nick Gold, l’homme qui a produit le Buena Vista Social Club avec Ry Cooder. Deux historiens cubains sont aussi impliqués dans la rédaction de cet ouvrage.
Comment t’es venue l’idée d’enregistrer cette tradition musicale très ancienne ?
J’avais entendu cette musique dans la province de Granma à l’est de Cuba sur une cassette il y a quinze ans et cela ne ressemblait en rien à la musique cubaine que j’avais pu entendre jusque-là. C’était syncopé mais en même temps très relâché, il y avait aussi beaucoup de questions – réponses et un maximum de swing. D’un point de vue rythmique, ça me rappelait davantage des choses que j’aurais pu entendre du côté de La Nouvelle-Orléans.
Chaque fois que je demandais à des cubains des infos sur cette musique, ils me parlaient d’Elio Revé, de son fils Elito Revé ou de Los Van Van. Mais ce n’était pas ce que j’avais entendu. Ces groupes étaient très modernes, ils venaient des villes, jouaient avec une batterie, des trompettes…Ce que j’avais entendu sonnait très rural, très acoustique, avec uniquement des instruments à cordes. Et à chaque fois que je rencontrais quelqu’un qui connaissait bien la musique cubaine, je lui posais la question, mais ces noms revenaient systématiquement…
J’ai compris que le seul moyen d’en apprendre davantage était d’investiguer moi-même. Je suis donc parti dix jours sur place dans l’idée de réaliser un documentaire radio. Là, j’ai découvert qu’aucun musicien n’avait jamais été enregistré alors je m’y suis collé ! Steve Rosenthal, qui a travaillé aux archives Alan Lomax, m’a dit que ces enregistrements étaient géniaux et que je devais absolument en faire d’autres. Je suis finalement resté deux mois et suis revenu deux fois les deux années suivantes. Et ce documentaire radio ? Finalement, je ne l’ai jamais fait !
« Tu sais toujours quand un changüí commence, jamais quand il se termine »
LE CHANGÜÍ AU COEUR DE LA COMMUNAUTÉ RURALE DE GUANTÁNAMO
Le changüí est né à la fin du 19e siècle et contient beaucoup d’éléments que l’on retrouvera plus tard dans le son cubano. C’est aussi une musique multiculturelle avec des influences espagnoles, africaines, mais aussi françaises, via Haïti…Tu peux nous en dire davantage ?
Oui, le changüí est antérieur au son. C’est une musique joyeuse, communautaire, improvisée le plus souvent, une musique de danse basée sur des riffs qui est née dans les plantations de sucre et de café sur les montagnes aux alentours de la ville de Guantánamo. C’est la bande-son de fêtes où l’on mange et danse pendant trois jours !
En fait, le mot changüí vient très probablement du terme congolais « qui-sangüí » qui signifie « danser » ou « sauter de joie ». Concrètement, tu peux aussi bien aller à un changüí que jouer du changüí. Un changüí commence le vendredi soir après le travail dans les champs et les plantations. Toute la communauté se rassemble et fait la fête jusqu’au lundi matin.
Cette tradition a commencé au milieu du 19e siècle. À l’origine, ce n’était pas un genre musical et il n’y avait pas non plus de groupes à proprement parler. C’était de la musique faîte par les habitants des montagnes qui jouaient sur des instruments qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes. Un joueur de tres commençait à jouer quelques riffs et on improvisait des paroles. Les gens jouaient sur n’importe quoi tant qu’il en sortait du son. Deux morceaux de bambou frappant le sol pouvaient faire une basse semblable à une marimbula. Ils pouvaient aussi secouer un crâne de vache afin que les dents s’entrechoquent et fassent le son d’une maracas.
Dès qu’il y avait des percussions, ça devenait intéressant…Les basses fréquences voyagent très loin, donc les gens d’autres communautés pouvaient entendre qu’il y avait une fête et ils accouraient très vite. Et là, tout s’enchaîne, un cochon est rôti, le rhum coule à flot et la fête bat son plein jusqu’au lundi matin. Dans la période de Noël et du nouvel an, un changüí peut durer 10 jours. Il y a un dicton qui dit : « Tu sais toujours quand un changüí commence, jamais quand il se termine ! »
Quand les gens ont commencé à s’installer dans la ville de Guantánamo vers les années 1900, ils ont amené ces fêtes avec eux. Il n’y a pas eu véritablement de groupe avant 1945, date à laquelle un musicologue, compositeur, musicien et directeur d’orchestre nommé Rafael Inciarte Brioso a demandé au joueur de tres Reyes « Chito » Latamblé Veranes et à son frère Arturo, joueur de bongo, d’en former un. Ainsi, en 1945, le Grupo Changüí de Guantánamo est né et l’instrumentation s’est cristallisée sur ces instruments : tres, bongos, marimbula, guaio et maracas. Le Grupo Changüí de Guantánamo existe toujours et c’est l’un des deux seuls groupes présents sur le disque qui avaient déjà été enregistrés auparavant.
Combien de groupes, de musiciens, de chanteurs as-tu enregistré durant tes voyages ?
J’ai commencé début 2017 et j’ai enregistré le dernier groupe, Las Flores, une formation entièrement composée de femmes, le 19 juin 2019. Dans cet intervalle de temps, j’ai enregistré pas loin de 200 chansons auprès d’une quinzaine de formations officielles mais aussi de formations officieuses réunies spécialement pour l’occasion. Tout ça dans neuf lieux différents entre Guantánamo City et Baracoa, à une centaine de kilomètres à l’Est. On enregistrait dans les champs, sous les porches des maisons, dans des jardins, dans des cours, absolument partout.
Comment as-tu procédé pour les enregistrements ? C’était toujours du live ou tu as emmené des groupes en studio ?
Le changüí est une musique spontanée et participative et je souhaitais l’enregistrer de la manière dont elle a toujours été jouée. J’ai enregistré en utilisant ma caméra et un micro-enregistreur portable uniquement. Je souhaitais davantage documenter que produire car ça implique à un moment d’interférer. J’ai choisi délibérément de ne pas utiliser de micros sur pieds et de ne pas dire aux musiciens comment se placer. Je les laissais s’installer de la façon la plus naturelle possible afin qu’ils jouent ensemble et non pour moi. Je laissais juste la magie opérer en essayant d’être invisible…mais je sautillais quand même sur place tant j’étais emporté par cette incroyable musique !
Au final, chaque morceau a été capté live pour qu’il sonne exactement comme je l’entendais sur place. On entend parfois des voisins, des amis qui passent et qui rejoignent le cercle, parfois même des animaux de la ferme au loin ! La musique jouée est le plus souvent improvisée, il y est question de bonne compagnie, de bonnes vibrations, de rhum bon marché et de chaleur écrasante.
Du reste, à travers bon nombre de morceaux, on peut entendre de temps à autre « Lucas » ou encore « Italia ». C’est de moi dont il est question, le journaliste d’origine italienne qui se ballade parmi eux et qui fait maintenant partie intégrante de la célébration. C’est le changüí, une musique participative et inclusive.
La musique semble tenir une place centrale dans la vie quotidienne de cette population rurale. Quel est son rôle social ?
Un historien de Guatánamo a écrit dans le livre qui accompagne le projet que le changüí est au coeur de l’ADN de ces gens. L’Histoire s’écrit du haut vers le bas, mais ces chansons sont écrites du bas vers le haut. Le changüí porte les histoires de gens et de communautés qui n’ont pas la faveur des livres d’Histoire. La tradition du changüí est orale et elle dit tout ce qu’il y a à savoir sur ces gens et sur leurs terres. Beaucoup de personnes n’ont pas de photographies de leurs grands-parents mais ils ont leurs chansons. Le changüí, c’est toute une vie. Il t’accompagne littéralement du berceau à la tombe.
Comment les gens ont-ils réagi quand tu leur as expliqué ton projet ?
Au départ, je n’avais aucune idée de ce qu’ils allaient en penser. Mais je suis resté plusieurs mois sur une période de deux ans et les changuiseros sont devenus mes amis, ma seconde famille. Je donne des nouvelles à certains par téléphone et ils me passent les messages de ceux qui n’ont pas de téléphone portable. Je les tiens au courant de l’avancée du projet, de sa prochaine sortie. Cette culture a vécu dans l’ombre et ils sont très excités à l’idée qu’elle puisse être reconnue au-delà des frontières de Guantánamo et de Cuba. Je suis vraiment impatient de leur amener des exemplaires de l’album.
Ces musiciens que tu as enregistrés respirent la joie de vivre. Mais comment est leur vie quotidienne ? Ca ne doit pas être facile tous les jours…
Effectivement, leur vie est très difficile. Même ceux qui sont musiciens professionnels ont un deuxième, voire même un troisième job. Ils s’arrêtent de jouer et enfourchent une moto ou un vélo-taxi par 40° à l’ombre. Une des chanteuses de Las Flores travaille dans une usine d’embouteillage de rhum toute la journée et joue de la musique toute la nuit. Mais les changuiseros et les changioseras ont une énergie incroyable et te feront danser jusqu’à ce que tu tombes dans le coma !
Crédits photos : Gianluca Tramontana
Retrouvez ici notre chronique de Changüí: The Sound of Guantánamo.
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FICHE ALBUM
- Titre : Changüí : the sound of Guantánamo
- Conception : Gianluca Tramontana & Steve Rosenthal
- Avec : Grupo Estrellas Campesinas, Grupo Familia Vera, Grupo Changüí de Guanta, Las Flores del Changüí, El Guajiro y su Changüí, Melaquíades y su Changüí, Mikiki with his brothers, Pedro & Eugenio Vera, Popó y su Changüí, Grupo Changüí de Guantán, Armando « Yu » Rey Leliebre, Celso Fernández Rojas
- Label : Petaluma records
- Sortie : 30 juillet 2021