Pour son neuvième long-métrage, le réalisateur français d’origine américaine Eugène Green a choisi de nous plonger au plus profond de la culture basque. Tourné entièrement en euskara, Atarrabi et Mikelats est un conte fantastique inspiré d’une légende séculaire. Mais les questionnements que ce film si singulier suscitent appartiennent résolument au présent.
Vous êtes d’origine américaine, mais français d’adoption depuis la fin des années 60. Pourriez-vous revenir sur votre parcours artistique qui n’est pas circonscrit qu’au cinéma mais englobe également le théâtre et la littérature ?
J’ai quitté la Bavière en 1968, et après un an passé à Munich, où j’étais souvent ainsi qu’en Tchécoslovaquie, je me suis installé à Paris où j’ai fait des études de lettres et d’histoire de l’art. Je voulais faire du théâtre, mais aussi du cinéma, bien que je n’aie réussi à pratiquer celui-ci que tardivement. J’ai créé une compagnie, le Théâtre de la Sapience, pour laquelle je voulais écrire des pièces, mais j’ai commencé aussi des recherches sur le théâtre du XVIIe siècle, dont je voulais essayer de retrouver le langage scénique originel, qui pouvait, paradoxalement, lui donner une nouvelle énergie et le rajeunir.
Cette démarche, acquise pour la musique, était très mal vue pour le théâtre. J’ai mis en scène un certain nombre de spectacles et j’ai beaucoup travaillé comme récitant de textes. En 1999, j’ai pu réaliser mon premier film, Toutes les nuits, dont j’avais écrit le scénario des années plus tôt, et qui n’est sorti qu’en 2001. J’ai toujours écrit, quotidiennement, depuis mon adolescence, et depuis 2001 on a publié plus de vingt de mes livres, dans divers genres, dont trois romans sur des thèmes basques.
Vous avez choisi de tourner intégralement en langue basque. Avez-vous rencontré des difficultés particulières en termes d’écriture, de casting ou de réalisation ?
D’emblée, il m’a semblé clair que ce film devait être réalisé en euskara. Évidemment, cela a entraîné certains changements par rapport à mes films de fiction précédents qui était en français ou dans une langue que je pouvais parler comme le portugais ou l’italien. J’ai étudié le basque, mais ne le maîtrise pas. J’ai écrit le scénario, comme toujours, en français, puis il a été très bien traduit par la poétesse basque Itxaro Borda en euskara batua, le « basque unifié » qui sert de standard pour tout le Pays basque.
Ensuite, j’ai été beaucoup aidé par mon assistante linguistique, Audrey Hoc, d’abord dans la recherche d’acteurs puis sur le plateau. La plupart des acteurs étaient d’Iparralde (Pays basque Nord), de sorte que je pouvais communiquer avec eux en français, mais pour ceux qui étaient de Hegoalde (Pays basque Sud), comme je comprends le castillan mais ne le parle pas, Audrey m’a parfois servi d’interprète. Elle a aussi veillé à la diction des acteurs.
« Quand une langue disparaît, c’est une partie de nous tous qui se perd »
Atarrabi et Mikelats, votre neuvième long-métrage, met en scène une légende basque. C’est une culture à laquelle vous vous étiez déjà intéressé à travers votre documentaire Faire la parole en 2015. Comment est né cet intérêt et que sous-tend-il ?
J’ai découvert le Pays basque en 2002, lors du tournage du Monde vivant, et j’ai été tout de suite fasciné par cette culture : par sa langue, la plus ancienne encore parlée en Europe, qui représente une vision du monde très différente de celle des langues indo-européennes, par son sentiment du sacré, lié à son rapport à la nature, qui en fait une culture « naturellement » écologique, par ses paysages, et par les Basques eux-mêmes.
C’est aussi un exemple de résistance, essentiellement non violente, qui, depuis deux mille ans, a permis aux Basques de conserver leur langue et leur identité, et dans notre monde sujet à une « occupation mentale » universelle, c’est quelque chose qui nous concerne tous.
La langue basque et les traditions orales qu’elle véhicule a longtemps été malmenée des deux côtés des Pyrénées. Peut-on dire qu’Atarrabi et Mikelats revêt d’une certaine manière une dimension politique ?
Tout intérêt pour les langues et les cultures dites « régionales » revêt forcément une dimension politique, puisque ces langues ont été l’objet d’une répression dont le but avoué était de les faire disparaître. En France, c’est par la politique linguistique jacobine mise en place par l’abbé Grégoire, doctrine officielle depuis la Révolution jusqu’à la récente décision du Conseil constitutionnel rendant illégal l’enseignement en immersion, et en Espagne par le fantasme impérial castillan, qui trouve son apogée sous la dictature de Franco.
Toute langue est un fragment de l’humanité, et chacune a sa valeur. Quand une langue disparaît, c’est une partie de nous tous qui se perd.
Atarrabi et Mikelats est une légende séculaire mais vous avez fait le choix de la transposer dans un contexte contemporain. Pour quelles raisons ?
Un mythe a par son essence une signification universelle. Lorsqu’un artiste utilise un mythe, il l’adapte pour faire ressortir une partie particulière de ce sens, en général par rapport à son expérience vécue. Comme je cherchais à faire sentir la résonance que pouvait avoir cette histoire dans notre monde, j’y ai mis des éléments qui rendent ce rapport plus clair.
Atarrabi et Mikelats a tous les atours d’une tragédie. Pourtant, vous n’hésitez pas à ponctuer votre récit de touches d’humour particulièrement acerbes. Le diable, par exemple, sur un ton très pince-sans-rire déclare écouter du rap et définit l’enfer comme à la pointe de la modernité. Nos sociétés contemporaines sont-elles diaboliques ?
Le Diable est une façon de concevoir le Mal comme une force active et agissante. Notre monde contemporain n’a pas besoin d’une figure qui tire les ficelles, car il a incorporé le Diable en lui : il est en train de détruire la terre, de dissoudre les liens sociaux qui existaient entre les gens, et d’anéantir tous les éléments culturels, dans leur diversité, dont consistait l’unité de l’espèce humaine.
Il fait tout cela en étant convaincu d’être sur le chemin du « progrès », et, grâce à la raison, d’aller vers la perfection inéluctable de l’humanité. Le fer de lance du « progrès », c’est la barbarie, mais tandis qu’autrefois le reste de la planète aurait été armée contre elle par la diversité de ses cultures, grâce à leurs chevaux de Troie que sont la télévision, les produits audio-visuels, et internet, les barbares ont réussi à coloniser les mentalités et à substituer la leur à toutes les autres.
La musique est omniprésente dans votre film et certaines scènes, comme par exemple la fête des diablotins, sont particulièrement marquantes…
Parce que la musique est omniprésente dans la culture traditionnelle basque. Je n’utilise jamais la musique comme « fond » dans mes films, ou pour créer une « atmosphère », mais souvent la musique entre dans la construction dramatique. Par exemple, dans Atarrabi et Mikelats, la scène du bal du village, où Atarrabi et Udana reconnaissent les sentiments qu’ils ont l’un pour l’autre, est en écho avec la fête des jeunes diables.
Atarrabi et Mikelats peut-il créer des vocations, être à l’origine d’un cinéma ancré dans ses racines basques mais dont le message, comme pour Atarrabi et Mikelats, tend à l’universalité ?
Si c’était le cas, j’en serais très content. Il existe déjà des cinéastes basques intéressants, mais ils travaillent souvent dans des conditions difficiles, et en France leurs films ne sont distribués qu’au Pays basque. Si le fait que le mien va bénéficier d’une distribution nationale peut aider à faire reconnaître le cinéma basque comme une expression culturelle à l’égal de toute autre, et capable d’être d’une portée aussi universelle que, par exemple, un film français ou italien, ce serait une très bonne chose.
Quels sont vos futurs projets ?
J’ai plusieurs projets avec Julien Naveau, le producteur principal d’Atarrabi et Mikelats : un moyen-métrage que l’on doit tourner en octobre et qui évoque les morts de la Première Guerre mondiale, ainsi que deux longs-métrages, dont le second traite de nouveau d’un sujet basque. J’ai aussi un projet au Portugal. Je conçois assez facilement des scénarios, la difficulté, c’est toujours de les faire financer. J’ai aussi plusieurs manuscrits que j’espère faire éditer.
Retrouvez ici notre chronique d’Atarrabi et Mikelats.
FICHE DU FILM
- Titre original : Atarrabi et Mikelats
- De : Eugène Green
- Avec : Saia Hiriart, Lukas hiriart, Ainara Leemans, Thierry Biscary
- Date de sortie : 1er septembre 2021
- Durée : 2h 02 min
- Distributeur : UFO Distribution