Depuis ses premiers courts métrages comme Tala (2013), qui s’intéressait aux aides ménagères philippines, le québécois Pier-Philippe Chevigny est le dépositaire d’un cinéma social dans un pays où les cinéastes qui s’intéressent aux histoires des plus démunis se font de plus en plus rare. Dans cette même ligne, Dissidente, son premier long métrage, s’intéresse à la quasi situation d’esclavage d’un groupe de travailleurs guatémaltèques dans une usine à Richelieu. Pour parler du film, nous avons rencontré son réalisateur et son actrice principale, Ariane Castellanos.    


Comment avez-vous pris connaissance de la situation des travailleurs guatémaltèques au Québec ?

P-F. CH : Au Québec et au Canada, il existe un programme du gouvernement fédéral qui s’appelle le programme des travailleurs étrangers temporaires qui est un mécanisme qui permet d’embaucher de la main d’œuvre venant essentiellement des pays du tiers-monde. Dans ce cadre, il existe des accords entre le Canada et le Mexique, le Canada et le Guatemala ainsi qu’avec d’autres pays. Il y a donc énormément de travailleurs d’Amérique latine qui viennent travailler tous les ans pour pallier les pénuries de main d’œuvre interne, notamment dans le secteur agricole. Au moins 50 % de ces travailleurs sont d’origine guatémaltèque. 

Il y a une dizaine d’années, j’avais lu des documents qui mettaient en garde sur des formes d’exploitation, même d’esclavage moderne, au sein de ce programme. À l’époque, personne ne parlait de cet enjeu, pourtant, j’avais trouvé le terme extrêmement fort.

C’est ainsi que j’ai eu l’idée de faire un documentaire et d’enquêter sur le sujet. Dès que j’ai commencé à poser des questions à des travailleurs, je me suis rapidement rendu compte que personne ne voulait parler ouvertement, car tout le monde craignait les représailles. J’ai réalisé que faire un documentaire serait très difficile. À ce moment-là, je me suis dit que la seule façon de traiter la vérité, c’était à travers la fiction. Je pouvais réellement relater les témoignages recueillis tout en protégeant les gens qui m’avaient parlé en brouillant les pistes.

J’ai rencontré Ariane sur l’un de mes précédents courts métrages, elle avait été extraordinaire. On faisait du covoiturage pour se rendre aux répétitions. Pendant ces trajets, j’ai appris qu’elle était guatémaltèque. Il y a très peu d’actrices guatémaltèques au Canada et il s’est trouvé que j’avais déjà commencé à travailler sur le projet Dissidente. Du coup, pour moi, c’était une évidence, on allait travailler ensemble. C’est comme ça qu’elle a été impliquée dans le processus.

« Ce que j’ai aimé du personnage, c’est son côté imparfait »

Vous avez écrit le scénario à partir des témoignages réels que vous avez recueillis. Comment s’est déroulé ce processus d’enquête ?

P-F. CH : L’enquête a été extrêmement compliquée à mener. On peut dire qu’elle a été l’une des choses les plus difficiles à faire dans ma vie jusqu’à maintenant. J’avais en tête une histoire avec un début, un milieu et une fin. Ce sont les travailleurs québécois qui m’ont raconté les événements, les travailleurs étrangers ne voulaient pas en parler. Au début, c’est ce que j’ai utilisé comme squelette du récit. Puis, avec Ariane, on est allés au Guatemala pour rencontrer les travailleurs en question. Aller contre-vérifier, chercher l’autre version de l’histoire… Ça m’a permis d’écrire de façon beaucoup plus détaillée, mais aussi de le faire avec une grande liberté, ce qui m’a permis de brouiller les pistes. Tout ce qui arrive dans le film s’est véritablement passé, il n’y a pas d’invention.

Arianne, votre personnage, est un personnage central du film. Comment l’avez-vous préparée ?

L’enquête de Pier-Philippe m’a beaucoup aidé. Ça m’a permis de faire un travail en amont et vraiment en profondeur sur le personnage et le sujet et d’avoir tout de suite de l’empathie. Tout s’est fait assez naturellement. Finalement, ça n’a pas été trop difficile de me plonger dans la situation d’Arianne.

C’est que j’ai aimé du personnage, c’est son côté imparfait. Sa vie est une catastrophe. En gardant le silence et en continuant de traduire les demandes du patron aux travailleurs, elle est d’une certaine façon complice de cette exploitation à l’égard des travailleurs guatémaltèques. Et puis finalement, c’est un personnage qui brise les codes de son travail de simple traductrice, ce qui la rend très attachante. 

Avez-vous eu accès aux installations d’une usine de transformation alimentaire pour tourner le film ?

P-F. CH : Le film a été tourné dans une vraie usine de transformation alimentaire. Plus précisément, une usine de découpe de légumes. Cela dit, c’est une usine qui n’embauche pas de travailleurs étrangers temporaires. Il n’y avait pas d’enjeu de ce côté-là. Cependant, les scènes à l’extérieur de l’usine avec la machine pour le maïs, c’est un décor de cinéma qu’on a construit à l’extérieur d’une usine de pneus.

Dans une interview, vous avez évoqué l’idée suivante : « La nourriture est plus ou moins abordable parce que quelqu’un au bout de la chaîne de production est exploité. » C’est un message fort dont nous ne sommes pas toujours conscients…

P-F. CH : En réalité, toute cette histoire est très complexe. D’un côté, on a réellement besoin de ces travailleurs temporaires. S’ils n’étaient pas là, l’industrie alimentaire s’effondrerait et il n’y aurait personne pour récolter nos fruits et nos légumes. Ça veut dire qu’il faudrait importer la nourriture qu’on consomme. Notre population décline depuis des décennies. Elle est aussi sur-éduquée et personne ne veut de ces emplois.

On a besoin de travailleurs temporaires, mais est-ce qu’on peut accepter que ces gens se fassent exploiter ? En réalité, le modèle n’est pas durable. Il faudra réfléchir à changer ce système, cette exploitation à grande échelle, tous ces supermarchés dans chaque petit village au Québec, avec une productivité industrielle et beaucoup de gaspillage. Mais en premier lieu, il est clair pour moi qu’il faut cesser cet esclavage.

A. C :  Il faudrait une évolution de ces programmes car ils existent depuis des décennies, depuis le début des années 60 précisément. Il fut un temps, le programme respectait les travailleurs étrangers et ils n’étaient qu’une vingtaine ou une trentaine, mais maintenant, on parle de 60 000 travailleurs au Québec et plus de 400 000 dans tout le Canada. Le pays doit s’adapter à cette nouvelle réalité. Ce n’est pas une priorité pour le gouvernement, car cela rapporte beaucoup d’argent, mais ils ont conscience que ce problème existe.   

Comment le film a-t-il été reçu lors de sa sortie au Canada ?

P-F. CH : Le film est sorti à un moment où on parlait beaucoup de ce sujet. Il se trouve que l’ONU a fait une enquête et une déclaration comme quoi le programme des travailleurs temporaires était un terreau fertile pour des formes d’esclavage moderne. C’était justement la semaine après la sortie de mon film.

À vrai dire, quand je faisais mon film, j’étais terrifié, je m’attendais même à recevoir des menaces de mort. Je m’attendais également à que le film soit très mal reçu. Finalement, lors de sa sortie, les événements ont fait en sorte que les gens étaient prêts à le recevoir et à participer au débat. On a eu des projections très animées, très riches… Le public était réceptif, parfois très choqué mais avec l’envie de changer les choses et d’en parler.

Les principaux syndicats de travailleurs du Québec on fait aussi des séances et ils continuent encore à le faire. Le film est devenu un outil de sensibilisation. L’année prochaine, on aura des élections au niveau fédéral et c’est le gouvernement fédéral qui peut agir pour changer les choses. Nous, on sera là avec le film pour en parler.

A. C : Je pense que le film a déjà réussi une étape en présentant le problème au public. Beaucoup de Québécois n’étaient pas au courant de cette réalité. C’est normal, il ne faut pas leur en vouloir, les travailleurs étrangers travaillent dans des lieux éloignés et ne parlent pas bien notre langue. Ce n’est pas facile de savoir ce qui se passe dans un champ ou dans une usine. Maintenant, une fois que les jeux sont ouverts, on ne peut pas faire semblant d’ignorer la situation.

Votre cinéma est un cinéma politique et social qui dévoile les failles du système. Que retrouvez-vous dans le cinéma social ?

P-F. CH : Je dirais que c’est un peu le carrefour de mes intérêts. Depuis mes études, j’ai toujours été intéressé par la politique pour les enjeux de justice sociale. Je viens d’un milieu assez modeste, mais je suis relativement privilégié en faisant du cinéma. Ce sont des enjeux qui me parlent, auxquels j’ai été sensible. Quand on fait un film et qu’on s’embarque dans un projet qui va parfois durer jusqu’à 10 ans, on doit s’assurer que c’est un truc qui nous passionne vraiment, car c’est facile de se décourager. Dans mon cinéma, je parle de sujets qui m’habitent vraiment, comme l’immigration ou la justice sociale. Et je pense que je continuerai à faire ce cinéma à l’avenir.

Retrouvez ici notre chronique du film Dissidente

Crédits photo principale : Pier-Philippe Chevigny et Ariane Castellanos © Les Alchimistes