On aurait adoré rencontrer Fernando Trueba et Javier Mariscal dans un club de jazz… Mais on ne se plaint pas, car c’est dans un somptueux salon de la Maison de l’Amérique latine que nous avons interviewé ces deux génies qui s’étaient déjà rencontrés en 2010 pour réaliser Chico & Rita. Ils signent aujourd’hui leurs retrouvailles avec They shot the piano player, un film d’animation sur un musicien tombé dans l’oubli, le talentueux pianiste brésilien de bossa nova Tenório Júnior.
Comment est née l‘idée de porter au grand écran l’histoire du pianiste de samba jazz brésilien Tenório Júnior et d’en faire un film d’animation ?
J. M : C’était lors d’un séjour au Brésil que Fernando a découvert, en achetant de la musique, un disque sur lequel il y avait un très bon solo de Tenório. Il connaissait très bien tous les autres musiciens, mais il n’avait jamais entendu parler d’un pianiste nommé Tenório Júnior. À partir de ce moment-là, il a commencé à chercher d’autres de ses disques et à s’intéresser davantage à sa musique, au point d’en faire quasiment une obsession.
Mais ça vient aussi et surtout à cause de l’histoire puissante qui se cache derrière sa disparition. Fernando a alors passé trois ou quatre ans à faire des recherches sur lui et à interviewer des gens qui le fréquentaient de son vivant.
Ensuite, nous avons fait Chico & Rita et il a un peu mis de côté ce projet. Et puis, un jour, il a rencontré la femme de Tenório qui n’avait jamais été interviewée auparavant.
Fernando a la chance d’être très ami avec Caetano Veloso et d’autres musiciens brésiliens. Caetano lui a dit qu’il avait un projet musical avec Tenório. Tenório est mort à l’âge de 35 ans en Argentine, en pleine fleur de l’âge. Il a été kidnappé, torturé puis assassiné. Fernando a voulu faire quelque chose pour le ramener à la vie. Ça, c’est tout Fernando !
Mais comment faire ? Il a d’abord pensé à écrire un livre, puis, suite au tournage de Chico & Rita, il a réalisé que la meilleure chose à faire était de produire un nouveau film d’animation.
Et il a bien réussi ! En septembre, le film a été présenté en avant-première au festival de Rio. L’émotion du public était incroyable. Ils avaient l’impression de découvrir un nouveau carioca dont ils ne connaissaient pas l’existence. Maintenant tout le monde écoute Ténorio.
Jeff Harris est un journaliste qui, en préparant un livre sur la bossa nova, tombe par hasard sur un enregistrement de Tenório Junior… Avez-vous pensé dès le départ à créer ce personnage pour raconter l’histoire ?
F. T : Oui, on peut dire que j’ai eu l’idée avant même d’écrire le scénario. J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir. Entre temps, j’ai fait d’autres films mais j’avais toujours en tête l’histoire de Tenório. Quand je me décide enfin à l’écrire, je réalise rapidement que pour raconter l’histoire, il me faut un personnage et c’est là que j’ai pensé à un journaliste américain. Contrairement à l’Espagne, la musique brésilienne est vraiment très présente et reconnue aux États-Unis. De nombreux artistes brésiliens se sont installé là-bas et inversement, des musiciens américains sont allés au Brésil pour enregistrer. C’était plus vraisemblable de créer un personnage de journaliste new-yorkais partant à la recherche de Tenório plutôt qu’un réalisateur espagnol passionné de musique brésilienne. Même si en réalité, c’était ça.
Et puis, pour ce qui est de la partie argentine du film qui parle de la dictature et de l’opération Condor, il m’a semblé également intéressant d’avoir ce personnage de journaliste américain, car derrière tous ces coups d’État en Amérique latine, il y avait derrière, d’une façon ou d’une autre, la C.I.A, Kissinger et le gouvernement américain. Même s’il n’a rien fait personnellement, un Américain peut ressentir une certaine culpabilité à l’égard de son pays. J’ai trouvé que c’était beaucoup plus intéressant, plus intelligible et que ce personnage rendait finalement l’histoire meilleure.
Je voulais parler du contexte musical dans lequel Tenório émerge au Brésil, mais aussi du contexte historique argentin dans lequel il devient une victime. Le personnage du journaliste spécialisé dans la musique brésilienne me permettait de raconter toute l’histoire, du début à la fin.
Dans ce film, j’ai essayé d’être le plus réaliste possible, de conserver les vraies voix, de ne pas mentir ou manipuler.. Et en même temps, j’ai utilisé également certains artifices de fiction. J’ai toujours souhaité que le film, dans la manière dont il est raconté, ne soit pas un film d’animation classique, pas même un film d’animation pour adultes, mais qu’il soit très cinématographique.
J. M : Pour moi, au niveau graphique, ça m’a beaucoup aidé de faire une résolution aussi réaliste. J’ai mis beaucoup d’objets du quotidien des années 50 et 60, en fonction de l’époque. J’ai aussi fait très attention aux voitures, aux meubles, à l’habitation de Jeff à Brooklyn et à bien caractériser tous les personnages.
« Tenório est mort à l’âge de 35 ans en Argentine en pleine fleur de l’âge. Il a été kidnappé, torturé puis assassiné et Fernando a voulu faire quelque chose pour le ramener à la vie »
Le film est d’abord un voyage musical ponctué de rencontres avec de grandes figures de la musique brésilienne, on y évoque les débuts de la bossa nova à Rio de Janeiro. Il se métamorphose petit à petit en un thriller politique aux heures les plus sombres de la dictature argentine. Comment avez-vous travaillé sur ces deux aspects ?
F. T : La clé est de faire le bon dosage, donner l’information petit à petit. C’est un film documentaire, mais avant tout, on raconte une histoire. Pour moi, c’est le véritable défi du film, faire semblant d’écrire un scénario, comme s’il s’agissait d’un scénario de fiction, mais pourtant, l’information que l’on a, ce n’est pas une histoire qu’on invente. Comme je vous disais auparavant, c’est une histoire réelle avec des voix réelles, des choses que m’ont raconté des personnages réels. Et je joue avec tout ce matériel comme si c’était une fiction.
Du point de vue de l’animation, quelles ont été vos inspirations pour créer ou recréer les personnages ?
Il y des personnages comme Jeff qui ont été inventés de toutes pièces, tout comme son ami brésilien João ou son éditrice new-yorkaise… Mais pour les autres, je me suis beaucoup documenté. Fernando a apporté deux malles pleines d’informations de toutes sorte (rires)… Pour dessiner les grandes figures de la musique brésilienne, je me suis servi des vidéos des interviews que Fernando a faites. On a souhaité un dessin très expressionniste, une animation pour adultes avec des croquis pour que le spectateur puisse finir d’animer les choses lui-même.
Le titre du film est-il un clin d’œil à Tirez sur le pianiste de François Truffaut ?
F. T : Oui, nous avons voulu faire un clin d’œil au film de Truffaut. Ce titre marchait très bien pour notre film …
J. M : Truffaut est dans le titre et, d’une certaine manière, dans le film. Un jour, Fernando discutait avec Milton Nascimiento qui lui a dit que Truffaut avait changé sa vie : « J’écris des chansons depuis le soir où j’ai vu le film Jules et Jim au cinéma » a-t-il dit. Fernando lui a répondu, très complice, que pour sa part, il avait choisi de faire du cinéma après avoir vu L’Enfant sauvage. D’une certaine manière, Truffaut a changé la vie de beaucoup de gens.
Pensez-vous, comme le dit l’un des personnages du film, que si Tenório Júnior avait vécu, la musique brésilienne serait différente aujourd’hui ?
F. T : En réalité, il est impossible de dire de telles choses, bien que certains musiciens le pensent. Parfois, les artistes qui sont des référents n’ont pas besoin d’être célèbres ou de vendre beaucoup. Parfois, la référence est un maître qui est resté dans l’ombre mais qui a plus d’influence que celui qui a vendu un million de disques. Je pense que les musiciens brésiliens, quand ils parlent de Tenório, font référence à cette idée. Tenório Júnior était quelqu’un qui avait beaucoup de talent et tout le monde s’attendait à ce qu’il continue à tracer une belle carrière en tant que musicien.
Retrouvez ici notre chronique du film They shot the piano player.
Crédits photo principale : Fernando Trueba et Javier Mariscal © Dulac Distribution