C’est le 23 janvier dans le cadre du festival Sons d’hiver que Jorge Pardo, grande figure du flamenco jazz, montera sur scène aux côtés du musicien chilien Newen Tahiel pour un concert intitulé Memoria y Futuro et qui a pour toile de fond la mort dramatique du président Salvador Allende il y a cinquante ans. Une proposition artistique qui interroge et au sujet de laquelle le saxophoniste et flûtiste ibère a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions…


QTP – Vous serez sur scène le 23 janvier prochain aux côtés de Newen Tahiel et de ses musiciens pour un concert qui a pour toile de fond les événements tragiques survenus au Chili il y a cinquante ans…

Il est certain que les événements du 11 septembre ont été particulièrement décisifs et ont marqué le Chili en tant que pays, mais aussi toute l’Amérique du Sud ainsi que le monde entier. Cette rupture dans la démocratie, dans les libertés, dans les aspirations à une plus grande égalité a été vécue difficilement par tout le monde à l’époque…

Memoria y Futuro fait référence au passé et au futur. Au Chili, la blessure du 11 septembre 1973 ne s’est jamais complètement refermée et la société chilienne reste encore aujourd’hui très fracturée. Est-il impossible d’aller de l’avant si l’on n’a pas fait ce travail de mémoire, si l’on ne s’est pas entièrement confronté à son passé ?

Je ne suis pas favorable à cette idée, que les événements du passé marqueraient de façon quasi indélébile l’avenir. Il faut bien entendu tirer les leçons du passé, aussi cruel et sanglant soit-il, mais il faut aussi savoir regarder vers l’avant car les choses à venir ne se mesurent pas exactement à l’aune des événements du passé. Il faut tirer des leçons, en tenant compte que les contextes à venir seront différents, de même que, de toute évidence, le monde d’aujourd’hui est différent.

D’un point de vue musical, nous ne savons pas encore grande chose de ce projet. Pourriez-vous nous éclairer ?

Qui sait ce qui va se passer sur scène lors de cet événement ? Comme je suis artiste invité et que le compositeur est Newen, il serait mieux placé que moi pour répondre à cette question. Je peux me faire une idée de ce que sera le concert, mais c’est quelque chose que je ne peux transmettre qu’en musique. C’est quand nous jouerons que nous saurons.

Vous êtes particulièrement célèbre pour vos nombreuses collaborations, avec Paco de Lucía, Camarón de la Isla ou Chick Corea, parmi tant d’autres… Votre intérêt pour le jazz est né très tôt, à l’adolescence, mais à quel moment l’idée de mélanger jazz et flamenco vous est-elle venue ?

C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre. En raison de mes instruments de prédilection, mes mentors venaient du monde du jazz. Et pourtant, en raison de mon environnement, mes professeurs venaient aussi du monde du flamenco. Ça a créé en moi à cette époque un petite schizophrénie musicale… Mais petit à petit, avec le temps, c’est devenu un style, une façon différente d’appréhender la musique.

Je me dois aussi de mentionner beaucoup d’autres styles ou de traditions musicales pour lesquels je suis passé du statut d’amateur ou de simple passionné à celui d’interprète et d’acteur vivant, comme le rock, la musique latine, la musique orientale, la musique africaine, la musique classique, la musique baroque, bref, beaucoup de musiques qui sont passées par ce melting-pot. Cependant, oui, mon côté le plus reconnaissable, le plus visible, c’est le flamenco. Même si je joue de la flûte et du saxophone, ce qui, aujourd’hui, même s’il y a plein de musiciens flamenco qui jouent de ces instruments, sonne encore un peu comme une curiosité.

« Il est certain que quand on fait quelque chose, on est susceptible d’être critiqué, à fortiori quand c’est quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant »

Dans les années 80, vous avez créé votre propre langage musical, à la croisée du jazz et du flamenco. Avez-vous du essuyer des critiques de la part des puristes ?

Il est certain que quand on fait quelque chose, on est susceptible d’être critiqué, à fortiori quand c’est quelque chose qui n’a jamais été fait auparavant. C’est d’autant plus vrai quand vous vous produisez sur une scène où le poids de la tradition est important. De nombreux artistes vous ont précédé, avec leurs propres styles, et lorsque vous arrivez, vous le faites d’une manière différente. Là, il y a des avis très contrastés. Il y a ceux qui célèbrent cette nouvelle façon de faire et ceux qui la condamnent aussi, beaucoup.

Je pense que le temps a eu raison de toutes ces opinions… Une nouvelle façon de faire du flamenco ou de jouer du flamenco avec de nouveaux instruments est née, s’est imposée logiquement à tous… C’est un mouvement global qui s’est produit dans toutes les disciplines artistiques, de la musique à la peinture à l’architecture. Il est impossible de lutter contre le temps dans lequel nous vivons, car il finit toujours par vous submerger. Mais j’ai toujours eu du respect pour les gens qui aiment les choses traditionnelles, parce que la tradition m’a appris beaucoup des choses. C’est simplement que je vis en tant que musicien et artiste avec mon temps.

Des artistes tels que Rocío Márquez, Marco Mezquida ou Niño de Elche se montrent particulièrement aventureux dans leur exploration du flamenco. Avez-vous la sensation d’avoir ouvert des portes aux nouvelles générations ?

C’est la continuité de la réponse à la question précédente. À présent, d’autres générations se retrouvent avec d’autres possibilités, dans une autre époque, avec des façons différentes de s’exprimer, face à un autre public, avec d’autres instruments. C’est certain qu’ils traversent le même processus que d’autres musiciens à d’autres époques. Et logiquement, il y aura des choses plus faciles à proposer et d’autres beaucoup moins.

Dans un sens, ils ont plus de facilité parce qu’ils ont beaucoup plus d’instruments, beaucoup plus de plateformes. Ils n’ont pas de pression ou moins de pression pour s’exprimer d’autant que les critiques, avec le temps, ont accepté et apprécient ces nouvelles propositions artistiques. Le fossé est déjà ouvert. Le fossé de l’innovation, je veux dire, le fossé de la poursuite de la créativité dans différentes disciplines. Mais en même temps, c’est aussi plus difficile car il y a beaucoup plus d’artistes qui font des choses intéressantes. Se distinguer parmi tous ces artistes, être capable de dire quelque chose, de travailler et de finalement remplir le frigo avec, eh bien, ça me semble plus difficile. La lutte dans ce domaine est plus intense qu’auparavant.

De mon côté, je soutiens et je soutiendrai toujours les artistes qui essaient d’avoir une voix propre, une voix singulière. Dans votre question, vous mentionnez beaucoup d’artistes, ils sont sans toute les visages les plus visibles du flamenco contemporain, mais il y en a d’autres, beaucoup d’autres, moins connus, mais qui sont des artistes extraordinaires, potentiellement tout aussi bons et qui ont beaucoup de choses à dire. Je leur souhaite à tous beaucoup de chance et je leur dis bienvenue !

Quels sont vos prochains projets ?

J’ai toujours plein de projets. Il y en a qui sont encore dans ma tête, rien de plus, ou alors dans mon cœur, et il y en a d’autres qui commencent déjà à prendre forme ou encore d’autres encore qui sont sur le point de sortir. C’est un tout. C’est comme une rivière qui ne s’arrête jamais de couler.

J’ai l’impression que je manque toujours de temps pour faire tout ce que je voudrais faire. Il y a donc beaucoup de choses à venir…

Nous avons prévu un hommage à Paco de Lucía qui est parti depuis dix ans maintenant. Nous allons fêter cela à New York, au Carnegie Hall, avec un grand nombre de personnes, d’artistes. Et je continue à sortir de nouvelles chansons avec différentes formations. Je viens de terminer une tournée en Amérique latine et je vais en commencer une autre très bientôt, en avril et en mai, avec mon petit trio composé de Melón, Jiménez et Bandolero. Bref, si vous jetez un œil à ma page Instagram, c’est là que je vous raconterai tout !

Retrouvez ici notre chronique du festival Sons d’hiver.


INFORMATIONS PRATIQUES


Affiche Sons d’hiver 2024 © studio DGK
  • TITRE : Festival Sons d’hiver
  • LIEUX : Val-de-Marne et Paris
  • AVEC : Eve Risser, Teriya Quartet, David Virelles Trio, Trilok Gurtu Quartet, Marc Ribot, Newen Tahiel ft. Jorge Pardo, Marilyn Mazur, Joëlle Léandre, Yuko Oshimo, Otomo Yoshimide New Jazz Quintet, Impérial, Jontavious Willis Solo, Béla Fleck, Milesdavisquintetorchestra, Papanosh, Sylvaine hélary & l’Orchestre Incandescent, Sélène Saint-Aimé, William Parker, Benoit Delbecq, Ambrose Akinmusire, Billie Brelok, Billy Woods, Trio Aulin, Mulatu Astatke, Leyla McCalla, Rhiannon Giddens
  • DATES : Du 19 janvier au 10 février 2024
  • RENSEIGNEMENTS : www.sonsdhiver.org
  • TÉLÉPHONE : 01 46 87 31 31