On aurait pu converser avec lui pendant des heures, tant ses propos et multiples anecdotes sont captivants… C’est à deux pas des Deux Magots et du Café de Flore, en plein cœur de Saint-Germain, que nous avons rencontré Enrique Vila-Matas. Le talentueux écrivain barcelonais nous parle de son dernier roman Montevideo, un road-movie littéraire fascinant publié récemment par Actes Sud. Au fil de cette interview, Enrique Vila-Matas aborde également l’influence importante que le cinéma a eu sur son parcours, son amitié fondatrice avec Bolaño, mais aussi et surtout, sa débordante passion pour la littérature.
Comment est né le protagoniste de votre roman, cet écrivain en herbe, originaire de Barcelone, obsédé par les écrivains des années 1920 – la génération perdue – et qui est en même temps le narrateur de l’histoire ?
Il m’a été inspiré par l’un de mes précédents romans, Paris ne finit jamais. Dans celui-ci, un homme arrive à Paris au cours de l’année 1974 dans le but d’imiter Hemingway, de suivre ses traces… C’est un genre de parodie car il est convaincu qu’il ressemble énormément à l’écrivain américain. Chaque année, il se rend au concours de sosies d’Hemingway qui se déroule en Californie. Son rêve est d’être élu meilleur sosie d’Hemingway du monde ! Mais sur place, personne ne lui trouve vraiment de ressemblance… Ce personnage raconte ainsi sa vie à Paris, installé dans un petit studio sous les combles qu’il a loué à la romancière Marguerite Duras.
Pour Montevideo, j’ai aussi décidé de faire venir mon personnage principal à Paris. C’est un individu qui est tout autant obsédé par la génération d’Hemingway et des écrivains perdus mais curieusement, dès son arrivée, il laisse en plan son projet d’écriture pour devenir un petit dealer dans les bas quartiers de la ville.
Dans Montevideo, l’histoire prend place dans plusieurs villes. Montevideo, qui donne le titre au livre, mais aussi Cascais, Bogotá, Reykjavik et surtout Paris, qui est presque un personnage à part entière. D’où vient votre fascination pour la Ville Lumière ?
Je pense qu’il vient de mon séjour à Paris qui a duré deux ans. À l’époque, je n’étais pas conscient qu’il marquerait ainsi mon parcours, mon écriture. Certes, j’avais déjà écrit un petit livre, mais dans ma tête, l’idée de devenir écrivain et de continuer à écrire par la suite n’était pas encore claire pour moi. Et puis, je ne me suis jamais vu comme le personnage d’un livre.
J’avais 23 ans et j’ai quitté le foyer familial à Barcelone pour venir ici et ça a été un tournant dans ma vie. Paris a été au centre de ma formation culturelle, mais a aussi été un lieu où j’ai fait la connaissance de plein de gens qui appartenaient à des horizons très contrastés. Des personnes que je n’aurais pas eu l’occasion de connaître en restant à Barcelone. C’est quelque chose que je recommande vivement aux jeunes de faire…
Je voudrais aussi ajouter que j’ai écrit la totalité du roman dans ma maison à Barcelone. Étonnamment, c’est à la toute fin que j’ai réalisé que c’était comme si j’avais écrit ce livre depuis Paris. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais toujours Paris en tête, tout ce que je raconte au fil des pages a une résonance très forte avec la culture française.
« Avec le temps, j’ai réalisé que je suis un essayiste qui invente des personnages pour raconter des histoires… »
Le livre est un hommage à la figure de Cortázar, à travers sa nouvelle de la chambre à deux portes dans un hôtel de Montevideo, intitulée La porte condamnée. Cette histoire vous permet de parler d’un espace de rencontre entre réalité et fiction…
Pour moi, c’est juste un prétexte pour enquêter sur ce qui se passe dans l’hôtel. On peut même dire que c’est un prétexte un peu bête. J’avais en tête l’idée de me rendre dans la chambre de Cortázar et de voir la même armoire que dans l’histoire. Cortázar était dans l’histoire, dans la chambre de cette histoire, dans la réalité et en même temps dans le temps de la fiction.
Être sur place, dans cette chambre où se déroule la nouvelle, était un plaisir personnel. De même que le fait de pouvoir regarder par moi-même ce qui se cachait dans la pièce d’à côté.
Lorsque j’étais gamin, j’avais l’habitude de jouer tout seul au football dans un patio. J’ai joué à être les deux équipes en même temps, à gérer les 24 joueurs. À défendre et à attaquer. Un jour, un groupe de filles m’a dit qu’elles m’avaient toujours vu jouer seul, comme si je m’ennuyais… En réalité, c’était tout le contraire, je m’amusais énormément. Peu après, dans ce patio de la rue Roselló à Barcelone, j’ai eu une expérience très intense, comme une sorte de rêve, mais bien plus puissant que la réalité. C’est difficile à expliquer et ça ne m’est arrivé que deux fois dans ma vie. Soudain, les bâtiments qui m’entouraient sont devenus de très hauts et majestueux édifices, c’étaient des gratte-ciels de new-yorkais… D’un coup, j’étais heureux comme tout car j’étais à New-York.
La première fois qu’on m’a invité là-bas, j’ai pensé que j’allais être heureux comme dans mon rêve d’enfant. Mais en arrivant, j’ai très vite réalisé que ce n’était pas le cas. Même si New-York est un endroit qui m’a toujours beaucoup plu et où j’aurais beaucoup aimé vivre ! Je raconte tout ça pour tenter d’expliquer ce qui s’est passé avec mon expérience à Montevideo, d’une certaine façon, j’ai cherché dans cette chambre le bonheur que j’avais eu en lisant la nouvelle de Cortázar.
Le cinéma est également très présent dans Montevideo : Les Quatre Cents Coups de Truffaut sont évoqués à plusieurs reprises et le personnage principal rencontre même l’acteur Jean-Pierre Leaud (Antoine Doinel) lors d’un festival de cinéma. En tant qu’écrivain, que représente le 7ème Art pour vous ?
Le cinéma m’a beaucoup marqué. Ma génération est une génération de cinéma, qui a grandi avec le cinéma. Les revues consacrées aux 7ème Art étaient très en vogue. On lisait tous Nuestro Cine ou Les Cahiers du Cinéma. À l’époque, j’étais copain avec des cinéastes de Madrid et de Barcelone qui, par la suite, ont fait de très belles carrières. De mon côté, je voulais faire du cinéma, mais ce n’était pas non plus une obsession. Finalement, j’ai juste fait un court-métrage…
Je suis allé à plusieurs reprises au festival de Lisbonne, invité par le producteur de Wim Wenders. Comme anecdote, j’ai même reçu sur place un prix pour ma passion cinéphile. Je leur en suis très reconnaissant.
Et puis, pendant mon époque parisienne, j’ai participé en tant qu’acteur au film underground Tam Tam d’Adolfo Arrietta. Pour incarner le rôle principal, nous avons trouvé un travesti qui ressemblait énormément à Marilyn Monroe. Il y avait aussi d’autres personnes trans et des écrivains tels que Severo Sarduy. Le film est très intéressant, c’est le déroulé d’une fête. Adolfo Arrietta n’est pas très connu, mais il est très doué. Pour moi, c’est un génie, un précurseur d’Almodóvar.
On peut dire que toute ma vie a été marquée par le cinéma. Il y a quelques semaines, j’étais invité par la Filmoteca de Barcelone pour un cycle intitulé Carte blanche à Vila-Matas et pour lequel j’ai choisi dix films que j’étais intéressé de revoir. J’ai réalisé pas mal d’histoires en relation avec le cinéma qui ne sont encore jamais apparues dans mes livres.
Du début à la fin, Montevideo est teinté d’humour, mais vous évoquez aussi l’erreur, comme par exemple quand le personnage principal confond le nom d’un personnage de Rayuela de Cortázar. Pourquoi est-il important pour vous de recourir à l’humour ou de parler de l’existence de l’erreur ?
Oui, l’humour et l’ironie traversent tout le livre, c’est quelque chose de fondamental dans mon écriture. Quant à ce passage où le protagoniste confond le nom d’un personnage de Rayuela, je le trouve très réussi. Je trouve qu’il donne au récit de la vraisemblance. Dans la vie de tous les jours, l’erreur est quelque chose de très commun. On fait tous des erreurs.
À vrai dire, le personnage principal ne connaît pas si bien l’œuvre de Cortázar. Il ne connaît pas très bien Rayuela. D’ailleurs, moi non plus. Il préfère les nouvelles de l’écrivain argentin aux romans et c’est exactement pareil pour moi.
En général, vous n’aimez pas que l’on parle de genres littéraires, mais peut-on dire que votre livre est un mélange de genres, une sorte d’essai-roman sur la littérature, les écrivains, la façon d’écrire…
Oui, avec le temps j’ai réalisé que je suis un essayiste qui invente des personnages pour raconter des histoires. C’est-à-dire un essayiste qui finit par écrire des romans. Dans la plupart de mes livres, l’écrivain est à la fois le protagoniste de l’histoire et le narrateur. C’est comme une sorte d’avatar qui a une voix reconnaissable par mes lecteurs, mais qui devient un nouveau personnage à chaque livre.
Vous êtes un auteur reconnu, au style inimitable, avez-vous mis du temps à trouver votre propre façon d’écrire ?
Il y a peu de temps, quelqu’un qui travaille dans une maison d’édition à Barcelone me demandait à quel moment je m’étais senti vraiment un écrivain. Je suis toujours en train d’y réfléchir. Il y a des gens qui se considèrent comme des écrivains et qui ne le sont pas parce que tout simplement, ils n’écrivent pas. Comme disait Truman Capote, pour être écrivain, il faut écrire… Et puis une fois qu’on écrit et qu’on écrit bien, il y a une seconde étape où l’on doit génialement bien écrire… À quel moment commence-t-on à avoir ce niveau ? C’est quasi impossible de répondre à cette question. C’est une quête permanente…
Est-il vrai que lorsque vous étiez critique de cinéma, vous avez inventé des interviews ?
Oui, j’ai trouvé un travail de critique de cinéma quand j’avais 18 ans, c’était dans ma revue préférée de cinéma. J’ai signé un contrat de trois mois pour remplacer un journaliste. Ils m’ont demandé de traduire une interview exclusive de Marlon Brando pour laquelle ils avaient payé beaucoup d’argent. Il faut savoir que Marlon Brando ne faisait jamais d’interviews. Je ne comprenais pas l’anglais et en même temps, j’avais besoin de ce travail, alors par peur de me faire renvoyer, j’ai inventé l’interview de toutes pièces. Personne ne s’en est rendu compte.
Ironie de d’histoire, un ouvrage rassemblant les 9 interviews que j’ai inventées à l’époque va sortir très prochainement. Il y a aussi celles de Nureyev et d’Anthony Burgess, l’auteur d’Orange Mécanique…
Des années après, j’ai lu que Truman Capote, qui n’avait pas pu utiliser d’enregistreur lors d’une interview avec Marlon Brando, a aussi largement inventé leurs échanges par nécessité.
Vous avez connu l’écrivain Roberto Bolaño. Vous avez écrit un article à son sujet expliquant que, selon vous, le Chilien est un véritable écrivain des temps anciens, habité par la littérature…
Oui, il était complètement habité par la littérature. La rencontre avec Bolaño a été fondamentale dans ma vie. Nous partagions la même passion. Nous avions des lectures semblables et, pour les mêmes raisons, nous avons écarté de nos choix les mêmes types de livres ou d’écrivains. Nous avons eu de très bonnes relations. Lorsque j’étais en train d’écrire Le voyage vertical, il m’a toujours soutenu en dépit de mes doutes pendant le processus d’écriture. Et finalement, pour ce roman, j’ai remporté le prix Romulo Gallegos.
Pensez-vous, comme le dit l’un de vos personnages, que la littérature est l’un des derniers espaces de liberté ?
J’ai toujours eu cette sensation de liberté en écrivant. Je l’ai décrit à plusieurs reprises. Dans Montevideo, on peut dire que retrouver cette liberté est l’une des raisons d’être du roman. Il y a cette envie d’explorer de nouveaux territoires. De s’aventurer…
Cette idée vient en réalité de Don Quichotte. Dans le chef-d’œuvre de Cervantès, il y a souvent cette phrase, « Pour la liberté, Sancho, il faut s’aventurer. » Pour moi, c’est la définition même de ce qu’est un roman. Il n’y a pas de roman sans risques, sans un espace de liberté maximale. Un espace de liberté sans limite aucune, ni obligations d’aucune sorte.
Crédits photo principale : Enrique Vila-Matas © Manuel Outumuro
Retrouvez ici l’article sur le roman Montevideo d’Enrique Vila-Matas
FICHE DU LIVRE
- Titre original : Montevideo
- De : Enrique Vila-Matas
- Date de parution : septembre 2023
- Editeur : Actes Sud