Pornomelancolia, le nouveau film de Manuel Abramovich sorti récemment en salle, dresse le portrait d’un jeune acteur porno mexicain très actif sur les réseaux sociaux, mais qui a du mal à trouver sa place dans ce monde. Un héros des temps moderne qui, petit à petit, devient prisonnier de son propre personnage. Son sentiment de solitude est alors inversement proportionnel à celui du nombre de ses followers. Voici donc l’interview que nous a accordée le réalisateur argentin.
Votre cinéma explore des instants « fictifs » de la réalité quotidienne ou s’intéresse à des personnages qui ont volontiers recours à la fiction dans leur propre vie. Pourriez-vous nous parler plus précisément de votre démarche artistique ?
Quand je fais un film, je pars de l’idée que le cinéma est une grande construction. Nous vivons dans une société qui essaie de tout mettre dans des boîtes binaires, et les niveaux fictifs de nos vies sont si importants qu’il est justement difficile de définir la frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
Au cinéma, c’est la même chose avec les documentaires et la fiction. L’un des points centraux de mon travail est de réfléchir sur les personnages que nous construisons pour (sur)vivre au sein de la société, de la famille, des institutions. C’est pourquoi j’ai choisi de travailler avec de vraies personnes et de les inviter en quelque sorte à devenir des personnages.
Nous vivons dans un système extrêmement pervers qui nous donne l’illusion que nous sommes libres parce que nous pouvons consommer, communiquer, nous montrer et générer des avatars de nous-mêmes. Nous mettons en scène nos vies à travers les réseaux sociaux. En réalité, on fait de la fiction pour un public virtuel qui, grâce aux likes, nous fait nous sentir moins seuls.
La première scène du film est le reflet de cette période dans laquelle nous sommes coincés, à fortiori suite à la pandémie. On a le sentiment d’être entouré de gens, mais en même temps, on se sent complètement seul. J’aime penser à Pornomelancolia comme le témoignage d’un moment précis de l’histoire, ce temps que nous vivons actuellement, où l’image de ce que nous projetons de nous-mêmes est un spectacle constant pour les autres, une véritable fiction. L’intimité est tellement publique qu’elle en devient quasiment pornographique.
Comment avez-vous rencontré Lalo Santos et quand avez-vous réalisé qu’il était le personnage idéal pour incarner la thématique de votre film ?
J’ai rencontré Lalo via les réseaux sociaux. Il se définissait comme un « exhibitionniste », et avait plus de cent mille adeptes. Je l’ai trouvé fascinant, très sensible et extrêmement brillant. J’ai aussi été frappé par la façon dont il a interprété ce personnage de macho mexicain qu’il s’était créé. Par le biais de son personnage virtuel, sur Twitter, il abordait avec humour et ironie certains des sujets qui m’intéressaient tout particulièrement : la relation entre masculinité et performance, le sexe, l’usage du corps et de son capital érotique, l’identité nationale, la colonisation, le racisme, les MST, la dépression, la solitude, l’intimité à l’ère virtuelle et le travail dans nos sociétés contemporaines. Grâce aux réseaux sociaux, il dirigeait sa propre vie et semblait savoir exactement ce que son public virtuel attendait de lui.
Lorsque je l’ai rencontré personnellement, j’ai éprouvé beaucoup d’admiration pour son regard critique sur le monde, pour son humour et sa disponibilité à partager son intimité, quelque chose qui était particulièrement difficile pour moi à l’époque. Lors de mon premier voyage au Mexique, nous nous sommes rencontrés dans un café et je lui ai proposé de faire ce film ensemble. Un film qui combinerait certains éléments de son histoire et de sa vie avec des éléments de mise en scène et de fiction. Un film entre fiction et réalité…
« Nous vivons dans un système extrêmement pervers qui nous donne l’illusion que nous sommes libres parce que nous pouvons consommer, communiquer, nous montrer et générer des avatars de nous-mêmes »
Après avoir vu le film et découvert la réalité des influenceurs sexuels ou des acteurs porno, on pourrait quasiment statuer que la mélancolie est un sentiment inhérent à ces milieux… Comment le titre du film vous est-il venu ?
Le titre est venu de Lalo lui-même et je pense qu’il résume très bien les affects en jeu. La pornographie comporte un très haut degré de fiction. Ce milieu particulier était le cadre idéal pour mettre en évidence ces personnages que nous créons pour incarner nos autofictions et réaliser ainsi nos fantasmes et ceux d’autrui.
Je suis arrivé à Pornomelancolia en me questionnant sur beaucoup de choses, notamment certaines questions qui ont surgi ces dernières années sur ma propre masculinité en crise. J’avais besoin d’enquêter sur l’aspect performatif de la masculinité : l’idée « d’être un homme », comme un scénario qui nous est imposé dès notre naissance pour répondre aux attentes du système et de notre famille. Un personnage qui se doit d’être fort et de ne pas avoir de sentiments. Après avoir réalisé Soldado (2017) auprès de l’armée en Argentine, et travaillé dans Blue Boy (2019) aux côtés de travailleuses du sexe à Berlin, j’ai poursuivi mon exploration en me posant des questions sur la possibilité d’une mise en scène de la masculinité dans cette époque virtuelle, dans ce contexte particulier de la pornographie.
J’ai trouvé fascinant de réfléchir à la relation entre masculinité, fiction et travail. C’est-à-dire, penser à l’intimité dans cette ère virtuelle, où l’image que nous projetons de nous-mêmes devient constamment un spectacle pour les autres. Au final, je souhaitais trouver des réponses à certaines de mes interrogations : Que se passe-t-il quand la masculinité sert à générer une source de revenus ? Qu’est-ce que cela induit de transformer son corps pour en faire un fantasme pour autrui ? Comment mettre en scène son propre désir ?
Retrouvez ici notre chronique du film Pornomelancolia.
Crédits photo principale : Manuel Abramovich © Epicentre Films
FICHE DU FILM
- Titre du film : Pornomelancolia
- De : Manuel Abramovich
- Avec : Lalo Santos, Diablo, Brandon Ley
- Date de sortie : le 26 juin 2023
- Durée : 1h34 min
- Distributeur : Epicentre Films